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charlatans, bouffons, millionnaires… et tous ceux-là trouvent plus d’estime sentie que le philosophe qui ne la trouve que près d’un petit nombre, car tous les autres n’ont pour lui qu’une estime sur parole. » Mais comme il la caressait, cette chimère ! à travers ses boutades, que de joie dans ses lettres ! Il se surprend à rimer un couplet de chanson, « et vogue la galère ! » Sur le fond ténébreux de sa philosophie, la gaîté de ses lettres se détache comme l’allégretto d’un menuet après une marche funèbre.

Tout ébréché, tout éclopé sous les coups de la maligne fortune, l’incorrigible Pangloss s’en allait rabâchant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ce n’est pas qu’il en fût au fond absolument convaincu, mais l’ayant dit une fois, il se croyait obligé de le soutenir toujours. De même Schopenhauer, l’anti-Pangloss, fredonne son éternel refrain sur le néant préférable à l’être, mais le doux tourment de l’existence ne perd pas pour lui son puissant attrait. Lors du soixante-septième anniversaire de sa naissance qui fut une ovation, Becker, louant sa verte vieillesse, lui promettait beaucoup d’années ; le vieux philosophe répond : « Le saint Upanischad dit en deux endroits : Cent ans est la vie de l’homme, et M. Flourens (de la Longévité) calcule de même. Voilà qui est consolant. » Il écrit à Frauenstædt : « Remercîment cordial, vieil apôtre, pour votre lettre de congratulation. à votre aimable question je répondrai que je ne sens pas encore le plomb de Saturne, je cours encore comme un lévrier, je me porte encore admirablement bien, je joue presque tous les jours de la flûte ; l’été dernier, je nageai dans le Mein jusqu’au 19 septembre, je n’ai pas une infirmité, et mes yeux sont encore aussi vifs qu’au temps où j’étais étudiant. » Il disait que son extrême-onction serait son baptême, qu’on attendait sa mort pour le canoniser, mais il ne l’appelait point de ses vœux, cette mort, « la plus épouvantable des épouvantes, der schrecklichste der Schrecken, » et quand elle arrive, soudaine, inattendue, au moment de disparaître dans la coulisse, il trébuche encore sous l’ivresse des applaudissemens qui de toutes parts montent jusqu’à lui.

Comparez cette destinée à celle des poètes qui ont chanté avec éclat le mal du siècle ; voyez Chateaubriand « bâillant sa vie ; » Byron, qui court en Grèce chercher la mort du soldat ; Leopardi, qui meurt poitrinaire sous le ciel de Naples ; Heine, Lazare aveugle et décharné, étendu sur un lit de torture et dont le rire est plus déchirant qu’un sanglot, et-jugez à quel point la vieillesse du glorieux métaphysicien du pessimisme a été heureuse et comblée.


J. BOURDEAU.