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distinctions honorifiques que vous me souhaitez… Soyez bien tranquille, le mérite et l’ordre pour le mérite ne s’accordent point si aisément… On ne peut servir en même temps le monde et la vérité. Aussi, s’il pleuvait des croix, aucune ne tomberait sur ma poitrine. » Quant à cette académie de Berlin, où règne la mémoire de Leibniz, le père de l’optimisme, l’inventeur des monades, de l’harmonie préétablie et de l’identitas indiscernibilium, elle l’avait dédaigné tant qu’il était obscur. Et maintenant qu’il était célèbre, on voudrait peut-être, grâce à son nom, relever le prestige de cette assemblée. Et de quelle académie sont sorties les œuvres de Corrège, de Shakspeare et de Mozart ? .. On est étonné, après cela, de voir Schopenhauer signer un de ses livres : Membre de l’Académie royale de Norvège.

Sa renommée s’étendait comme un incendie. De tous côtés, les nouveaux disciples accouraient, de Vienne, de Londres, de Russie, d’Amérique, hommes du monde, négocians, agriculteurs, officiers, jeunes dames nobles qui lui envoyaient des billets doux et le prenaient pour objet de leurs poétiques épanchemens. « Quand je songe, écrivait-il, quelle action profonde ma philosophie produit chez des profanes, des gens d’affaires, et même des femmes, il me vient, sur le rôle qu’elle jouera en 1900, des pensées que je ne puis vous écrire et que vous pouvez imaginer vous-même. » Des dévots le lisaient comme une Bible, des vieillards mouraient en prononçant son nom. Des peintres se disputaient l’honneur de le peindre pour la postérité. On sollicitait des audiences : « Ces jours derniers est venu un certain docteur K. Il entre, me regarde fixement, si bien que je commençais à avoir peur, et se met à crier : « Je veux vous voir, il faut que je vous voie, je viens pour vous voir ! » Il témoigne le plus grand enthousiasme. Ma philosophie, dit-il, lui a rendu la vie : c’est charmant ! — J’ai reçu la visite de B… En prenant congé de moi, il m’a baisé la main. J’en ai crié d’effroi. — R. m’a baisé la main en partant. C’est là une cérémonie à laquelle je ne puis m’habituer et qui fait sans doute partie de ma dignité impériale. » Les heures que l’on passait près de lui comptaient parmi les plus belles de l’existence. Des étudians, le sac au dos, partaient en pèlerinage pour Francfort, comme autrefois pour Weimar. On venait s’asseoir à la table de l’hôtel qu’il fréquentait. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Il s’animait en causant[1], riait avec éclat : on l’écoutait de loin, on se plaisait à le regarder manger. Car ce n’est point la vérité qui intéresse le vulgaire, ce sont ceux qui la disent.

  1. M. Challemel-Lacour nous a donné ici-même un piquant récit de ces brillante et étranges causeries. (Revue du 15 mars 1870.)