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bienveillant, même avec les humbles, élevé au-dessus des richesses et des honneurs, sans ascétisme, mais pour ainsi dire sans besoins, dévouant sa vie entière à la connaissance et à l’amour désintéressé de la vérité, Spinoza est le Sage incarné de l’Éthique[1]. Tandis que la doctrine de Schopenhauer, dans sa partie sublime, a été pensée, rêvée, mais n’a pas été vécue.

Un autre passage de cette correspondance intéresse les historiens de la philosophie. Il s’agit de la théorie kantienne de l’idéalité de l’espace et du temps. Cette découverte capitale pour le problème de la connaissance, que notre esprit ne marche qu’appuyé sur les deux béquilles de l’espace et du temps, et que, s’il veut s’élancer d’un libre essor en plein absolu, il ne saurait éviter une chute de Phaéton, cette découverte qui enferme la métaphysique dans le domaine de l’inconnaissable et qui a consacré la gloire de Kant, Becker la signale à son maître, indiquée dans un passage des Lettres du natif de Saint-Malo, par Maupertuis (1752), passage que Voltaire a bien étourdiment raille dans sa diatribe, d’ailleurs si spirituelle, du Docteur Akakia. Kant cite Leibniz parmi ses précurseurs, mais, à l’honneur de l’esprit français, il faut y joindre Maupertuis.

Les deux correspondans ne restent pas toujours sur ces hauteurs. En homme avisé, Schopenhauer consulte le juge Becker sur un procès où il est engagé, puis il lui soumet la préface de son Éthique, le priant de lui dire s’il « ne s’expose pas à une poursuite judiciaire, pour les chiquenaudes et les soufflets bien mérités qu’il applique à l’académie de Danemark, » laquelle avait osé écarter son mémoire. Il s’étonne enfin et s’indigne que Becker, auquel chaque paragraphe de sa philosophie est aussi familier que chaque article du code, et qui expose ses théories de vive voix à un petit cénacle d’amis réunis à Mayence, se refuse obstinément de la faire connaître au public. « Voudrez-vous donc mourir sans vous faire imprimer, lui écrit-il d’un ton navré, et faudra-t-il toujours vous compter parmi les apôtres muets ? »

Ce rôle d’évangéliste, c’est M. Frauenstædt qui le remplira avec un zèle sans égal, comme en témoigne la longue correspondance publiée dans la seconde partie des Memorabilien. On y peut suivre les progrès croissans de la doctrine, surtout durant les six dernières années de la vie de Schopenhauer, de 1854 à 1860 ; et l’on y peut voir comment un dogme commence. « Quand une pensée importante se produit dans le monde, elle y est accueillie froidement et avec défaveur. Peu à peu se réunit une petite troupe d’hommes extrêmement divers, mais qui s’accordent dans une tendance unique,

  1. Ueberweg, Geschichte der Philosophie, p. 84.