Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partout active, ouvrière infatigable de créations et de métamorphoses sans fin, Cette volonté dont l’essence métaphysique nous échappe, nous apparaît dans le monde des phénomènes divisée avec elle-même, ne produisant que lutte et souffrance. D’une main invisible elle nous pousse comme un troupeau. C’est elle que nous ressentons en nous-mêmes, sous forme de désir, par conséquent de besoin, par conséquent de douleur sans trêve, elle qui, n’ayant nul souci de notre bien ou de notre mal, nous livre à tous les hasards.

Sur la foi de pareilles prémisses, on serait tenté d’inscrire à la première page de l’œuvre de Schopenhauer les mots de l’Enfer du Dante : « Quittez toute espérance. » C’est aussi la conclusion que certains disciples en ont tirée, exagérant, comme M. Bahnsen, par exemple, son pessimisme « dans un misérabilisme du désespoir, où la vie n’est qu’un enfer sans issue ; la connaissance, un piétinement sur place dans un cercle de contradictions sans fin[1]. » Mais le pessimisme de Schopenhauer se dérobe à ce résultat extravagant, et l’auteur en a tiré pour son propre usage toute une philosophie du bonheur.


II

On ne saurait nier qu’il n’y ait dans le pessimisme, pris comme les amers, à petite dose, une doctrine fortifiante, propre à développer le courage viril. Il convient à ceux qui ont une idée trop haute de la divinité, et envers cette idée un respect trop profond pour supposer qu’une providence spéciale préside à de misérables querelles de fourmis âpres et vaniteuses. Il nous invite à compter sur notre propre valeur, il tient notre vigilance en éveil et nous prodigue, dans un monde où tout est péril, de salutaires avertissemens. Il nous présente enfin l’adversité comme un état normal, et si nous échappons aux pires catastrophes, il nous excite à jouir d’autant plus des moindres biens qu’ils doivent nous paraître plus exceptionnels. « Car n’est-il pas plus agréable, a dit Bacon, de posséder un gracieux dessin sur un fond triste et solennel, que d’avoir un dessin sombre et mélancolique sur un fond aux couleurs claires et tendres ? »

C’est la philosophie du bonhomme Sénèque, si gaîment exposée par Scapin : « Promener son esprit sur tous les fâcheux accidens que l’on peut rencontrer,.. et ce qu’on trouve qui n’est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. » C’est aussi la philosophie du bonhomme Aristote, auquel Schopenhauer emprunte sa règle fondamentale de

  1. Hartmann, l’École de Schopenhauer. (Revue philosophique, août 1883.)