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en un endroit solitaire et ombragé, un buste colossal, et, de graver sur le piédestal, comme figures symboliques, d’une part la Philosophie de l’Inde, la Sagesse des Védas ; de l’autre, la Pensée occidentale, que Schopenhauer, dans son système, a unies comme deux sœurs. Une lettre de M. Max Müller exprimait la confiance que cet appel de M. Noiré trouverait écho en Angleterre, et un leading article du Times[1] rappelait en quelle haute estime Schopenhauer tenait le caractère anglais. C’est en effet de ce pays que sa réputation a commencé à se répandre, avant même qu’il fût connu de ses compatriotes : le public allemand, auquel il faut en toutes choses le temps de la réflexion, a mis trente ans à l’apprécier. Nous pourrions rappeler à notre tour combien Schopenhauer s’est inspiré du génie français, de nos auteurs du XVIIIe siècle et de nos physiologistes du XIXe[2]. Ce n’est que par sa langue et, en partie, par sa métaphysique qu’il appartient à l’Allemagne. « La patrie allemande, avait-il coutume de dire, n’a pas fait de moi un patriote. » Il expliquait dans l’introduction de sa thèse d’étudiant pourquoi il ne s’était pas engagé en 1813 : Patriamque mihi Germania esse majorem. Aussi les susceptibilités nationales les plus ombrageuses n’ont point empêché des hommes éminens de divers pays de répondre à l’appel de M. Noiré. Dans ce comité, la France sera représentée par M. Renan, l’Inde par un rajah, Rámpál-Sing. Nulle adhésion ne pouvait être plus flatteuse pour un philosophe dont la vraie patrie serait plutôt sur les bords du Gange que sur les rives brumeuses du Mein et de la Sprée. Mais, comme le disait le sceptique et irrévérencieux Jacquemont, « l’absurde de Bénarès et l’absurde de l’Allemagne n’ont-ils pas un air de famille ? »

Le moment serait d’autant mieux choisi pour élever un buste à Schopenhauer que sa philosophie, ainsi qu’il l’avait prévu, semble célébrer cette « courte fête entre deux longs espaces de temps où elle serait maudite comme un paradoxe ou mésestimée comme une trivialité. » Ce n’est pas que son système menace de devenir jamais populaire. Schopenhauer ne s’étonnait pas de voir le public de son temps se jeter avec avidité sur les Mémoires de Lola Montés et négliger le Monde comme volonté et comme représentation, qui, d’après l’auteur, exige au préalable, pour être clairement compris, d’abord une connaissance approfondie de Kant, ensuite une longue méditation du divin Platon, puis une initiation aux livres saints et : à l’antique sagesse de l’Inde, enfin, outre cette laborieuse

  1. Times du 9 octobre 1883.
  2. Schopenhauer et la Physiologie française, par M. Janet. (Revue des Deux Mondes du 1er mai 1850.)