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Les gabiers me suivent, plus groupés, d’une allure plus lente, accablés peu à peu par cette chaleur qui va croissant à mesure que monte ce soleil de mort. Leurs pieds nus se brûlent dans le sable et se déchirent aux épines des plantes grasses.

Au hasard, ils arrachent de la haie verte quelque fleur inconnue, cueillie à pleine main, qu’ils mettent à leur chemise ou qu’ils jettent après l’avoir froissée, comme les enfans. Quelquefois, derrière les barreaux légers d’une palissade, apparaît la grosse tête grise, le cou tendu d’un buffle en arrêt qui nous flaire, immobile et stupide, une fumée blanche sortant de ses naseaux mouillés.

Et les vieux petits monstres de porcelaine, partout perchés aux angles des pagodes, dardent toujours le regard intense de leurs yeux de verre, comme essayant de jeter, dans le silence de ces chemins et de ce soleil, les mystérieuses épouvantes chinoises. Au passage, ils nous disent le profond abîme qui sépare de nous les hommes et les choses de leur pays ; les ténèbres différentes d’où nous sommes issus, les inquiétantes dissemblances de nos origines premières…

Quand nous reparaissons au milieu des boutiques et des vendeurs, on nous accueille cette fois comme des amis qui reviennent ; c’est bien plus que nous ne demandions, et, pour quelques sapèques distribuées étourdiment, les mendians aussi se mettent à nous faire cortège. Avant de nous sauver, nous voulons pourtant regarder cette pagode, une des plus grandes de Tourane, qui est là sur cette place du marché, et nous y entrons suivis de la foule.

Elle est presque vide, comme au lendemain d’un pillage. Quelques armes de cérémonie sont encore pendues aux murailles ; armes anciennes, compliquées, méchantes, ayant des dents, des rires, ébauchant toujours, comme toutes les choses chinoises, les formes et les contorsions d’une bête. Par terre traînent des parasols, des lanternes, des brancards à têtes de monstres pour porter les morts. Et M. Hoé nous confie que, pour des raisons politiques, on a passé la journée d’hier à déménager les bouddhas, les vases, tous les magots ; on les a cachés fort loin dans la campagne.

Un tam-tam tout à fait énorme est resté dans un coin, et les gabiers me demandent la permission d’en jouer pour voir quel son cela peut bien avoir. Mais, sans doute, je permets, et je ne demande pas mieux moi-même que d’entendre un peu de musique.

Boum ! boum ! boum ! boum ! à tour de bras ; c’est assourdissant et effroyable. De toutes les boutiques on accourt pour savoir ce qui se passe. Et autour de nous la foule est aussi compacte qu’une foule de Tourane puisse être. Allons-nous-en !

Mais on nous accompagne ; toute la plèbe des mendians s’est