Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/885

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elles se ressemblent toutes, ces cases, assez misérables, et n’ont jamais que trois côtés. Les gens couchent au fond, sur des espèces d’estrades que masquent des stores en joncs peinturlurés. Et au milieu du tout, à la place d’honneur, derrière un store particulier, les bouddhas de la famille se tiennent assis dans une niche, entourés de tout ce qu’il y a de précieux au logis : potiches, écrans, petits gongs et petites sonnettes. Les matelots qui, dans notre course, zigzaguent de droite et de gauche, regardant, s’amusant, cherchant des fruits et des femmes, m’appellent tout à coup, très saisis, pour venir voir. Ils ont découvert une case de riche, qu’ils disent tout à fait belle.

Il y fait sombre, chez ce riche. Les colonnes massives qui soutiennent la charpente sont en bois rare et couvertes de unes sculptures ; on aperçoit dans les fonds des corniches ajourées, vraies dentelles de santal, d’ébène, d’acajou, rehaussées d’or ; et puis des inscriptions dorées sur de grands panneaux de laque. Une quantité de bonnes choses sont pendues aux poutres compliquées de la toiture, jambons fumés, chiens tapés, canards tapés, poissons secs ; et puis d’autres bêtes extraordinaires imitées avec des branches d’arbre qu’on a contournées en griffes, avec des racines auxquelles on a mis des yeux. La loge des bouddhas ne peut manquer d’être très remarquable dans une telle demeure ; et les gabiers, familiarisés qu’ils sont, déjà en vingt minutes avec les coutumes de ce pays, s’en vont tout droit soulever le store du milieu pour voir ces dieux qui doivent être derrière.

Ils apparaissent alors, assis en rond et tout brillans de fin or. Le réchaud où leur encens brûle est d’une forme religieuse exquise, avec des anses très hautes. Autour d’eux il y a des écrans incrustés de nacre verte et rose ; des queues de paon dans des potiches bleues et des gongs d’argent pour attirer leur attention quand on les prie.

Un vieillard à chignon tout blanc, hébété de nous voir, sort d’un coin en faisant des révérences jusqu’à terre, en ayant l’air de demander grâce avec des petits cris plaintifs. C’est lui sans doute, le riche auxquelles toutes ces choses appartiennent ; afin de le rassurer, 312 imagine de lui dire bonjour en breton et en français, et puis nous rebaissons le store des dieux et nous nous en allons pour ne pas prolonger son inquiétude.

Dehors, la grande lumière nous reprend, plus éclatante. Sous nos chapeaux blancs, c’est comme un feu qui cuit nos tempes, ou une douleur profonde qui, par momens, nous prend toute la tête. Et toujours cette senteur de musc et de fiente, lourde à respirer, qui traîne dans l’air.