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Fort National, mercredi, 13 février.

A cinq heures du matin, notre cocher nous réveille. Il veut suivre la diligence qui monte journellement au fort National. Nous devons passer le gué de l’Ouled-Aïssi, qui réunit la plupart des eaux du Djurdjura, et le brave homme n’est pas sûr de se tirer seul d’affaire et veut nous effrayer sur le péril qui nous attend. La matinée est pure et froide ; le soleil n’a pas encore paru, comme nous sortons de la grande rue enfin devenue silencieuse, car cette heure est presque la seule sur les vingt-quatre, où les cafés ne soient ni ouverts ni peuplés. Nous redescendons dans la vallée du Sébaou et, au bout d’une lieue environ, nous arrivons à une large traînée de sable et de graviers. Un premier bras de rivière, puis un second à traverser; l’eau est basse. Nous ne voyons pas de voitures devant nous, mais des traces de roues sont là, fraîches et indiscutables. Un troisième bras, celui-ci beaucoup plus profond et plus rapide. Nous hésitons un peu, mais la diligence vient évidemment de passer ici, et il faut suivre. Nous entrons dans le torrent assez profond et... nous en sortons sans accident, mais tout juste, et non sans un moment d’angoisse.

Devant nous, sur le flanc de la montagne dont nous nous rapprochons, la route se dresse en longs lacets, tantôt se perdant dans des replis bleus tout brumeux, tantôt argentée au soleil levant, entre les cimes des oliviers. Petit à petit, l’immense perspective un peu confuse de la masse du Djurdjura se détache en plans différens, à mesure que nous gravissons lentement ses premiers contreforts. Les gorges très profondes sont baignées de vapeurs lilas qui se dorent à mesure qu’elles s’élèvent et se dissipent. Les crêtes escarpées scintillent, couvertes de neige. Nous montons à travers des jeux de lumière si soudains, par des courbes si hardies et si inattendues, que la surprise est continuelle. Lorsqu’au bout d’une heure nous sommes assez haut pour dominer la plaine que nous avions traversée, nous y apercevons une tache jaune péniblement tirée par quatre points blancs. C’est la diligence, qui, au lieu d’être notre étoile polaire, est en train de sortir du torrent, à un tout autre gué que celui que nous avions passé avec confiance.


Sous les vieux oliviers tordus, aux racines monstrueuses, qui bordent la route, nous montons toujours. La ligne du Djurdjura, dont les pics se dressent comme de fantastiques bastions ombrés de taches violettes, devient toujours plus imposante, bornant l’horizon au midi comme une gigantesque muraille. Tout autour de nous,