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L’ancien palais, converti en caserne, et où nous comptions demander l’hospitalité, est désert, la garnison partie. Les autres maisons de plaisance de ce petit endroit d’eaux thermales sont fermées l’hiver, la salle d’attente de la gare close jusqu’à demain. Il va falloir passer la nuit dans notre voiture, lorsqu’un brave Arabe vient nous offrir l’hospitalité. Il est le portier de l’établissement de bains, qui appartient aussi à la Société de l’Enfida, et il nous propose un asile. Il commence même par nous conduire dans son propre harem, salle basse où des paquets roulés dorment sur le divan de pierre. — Mais tout vaut mieux que cette intimité; alors il nous ouvre une chambre adossée aux piscines, à la douce température fade et moite, et, plein de zèle, nous y apporte deux matelas et des couvertures, encore chaudes, dont il a dû dépouiller sa famille. Des oranges et des œufs durs, par prudence réservés de notre déjeuner, font le souper; — car trouver dans un village arabe quelque chose à manger est littéralement impossible, — et nous nous jetons tout habillés et bien las sur ces lits improvisés, sans nous douter du péril qui nous y attendait.

Notre ignorance n’est pas longue : au bout de cinq minutes, l’envahissement de l’ennemi est général, absolu, le sommeil impossible, le supplice vraiment cruel. Je n’ai jamais compté avec plus d’impatience les longues heures de la nuit, écouté plus impatiemment les chants d’un coq partant de notre cour pour être répétés, successivement, par tous les coqs du village, ou les gloussemens des canards blottis sous une fenêtre. A cinq heures enfin, n’y tenant plus, je vais me promener au clair de lune, chercher la fraîcheur calmante et quelques adoucissemens à mes tortures.

Les étoiles toutes pâles s’éteignent lentement; les deux cimes pointues du Djebel-bou-Korneïn, le mont Cornu, se dressent noires avant de rougir tout à l’heure aux approches du soleil.

Quelques Arabes matineux, pressés d’arriver au marché, piquent leurs ânes ou leurs chameaux, qui glissent sans bruit comme des ombres fantastiques.

Les échoppes s’ouvrent et l’odeur d’huile frite se confond avec la fraîche brise de mer. A mesure que le jour paraît, les coquettes maisons blanches de Hammamlif se détachent, adossées contre l’escarpement de la montagne, et le ciel devenant tout rose et vert s’illumine gaîment.

Nos misères sont finies, mais hélas ! aussi notre charmante excursion, quand, une heure après, le train nous dépose à la gare de Tunis.