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Dès que je puis rentrer en possession des parties de ma toilette qui leur ont plu, je me lève malgré vingt cris passionnés pour me retenir. Le spectacle unique que je leur ai offert ne devrait pas si tôt finir! Mais cette foule est si gênante, si indiscrète dans ses curiosités que je n’y puis plus tenir.

Quelque chose d’accroupi dans le recoin le plus obscur m’attire pourtant. C’est une pauvre créature qui pleure silencieusement sur un petit enfant couché en travers sur ses genoux. On me fait signe qu’il est malade, et le pâle petit visage, les grands yeux fixes me disent mieux encore qu’il n’a peut-être que quelques heures à vivre. La mère me demande quelque chose, — une médecine sans doute, — d’une voix déchirante. Mais que faire pour retenir cette pauvre existence frêle qui s’éteint? Ces malheureuses créatures ne comprennent ni soins ni remèdes, et la vie s’en va, comme elle est venue, sans aide et peut-être sans laisser de traces !

Après avoir terminé cette première visite, qui me suffirait complètement, il faut aller chez les voisines perchées plus haut, puis chez d’autres encore. Tout au sommet du pic, d’où la vue est la plus extraordinaire, le cheik me fait entrer dans sa maison à lui; il tient à faire les honneurs de ma personne à sa famille. De guide il est devenu barnum. C’est moi qu’il montre, très au fait maintenant des énigmes de mon costume. Il me fait ôter gants et bijoux, voile et fourrures, et exhibe le nombre de mes jupes. Je suis forcée de mettre ici encore un veto absolu. Alors il va me chercher des rafraîchissemens : un bol de lait aigre et des rayons de miel dans une écuelle; l’un peu agréable à boire, les autres extrêmement périlleux à manger avec mes doigts. Enfin, les difficultés vaincues, les devoirs de courtoisie accomplis, les salams échangés, je termine cette visite absolument exténuée de fatigue, décoiffée, défaite.

Mais au dehors, quelle vue magique! Au sud, on suit la plaine jusqu’à Kairouan, que nous distinguons, ainsi que le lac d’eau douce que nous longions hier et qui miroite faiblement. A l’est, la mer brille ardente, comme à nos pieds, quoique éloignée de 15 kilomètres peut-être. A l’ouest, au nord, les belles lignes du Djebel Zaghouan, les vastes terres de l’Enfida; et puis le soleil couchant dore successivement les hautes cimes, fait scintiller les flots, laisse partout de longues traînées d’ombres pourpres et violettes.

Nous rentrons à la nuit close de cette curieuse expédition.


Mardi, 19 décembre.

Toujours le départ matinal, car, en cette saison, les jours sont courts et les étapes longues. Malgré le Guide Joanne, qui indique