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en l’exerçant. De même que, en 1831, ses amis et lui avaient, à l’encontre des lois existantes, fondé une école libre, Lacordaire, la tête rasée, se montrait un jour aux yeux étonnés de son auditoire de Notre-Dame, dans la robe blanche et le manteau noir de Saint-Dominique[1]. Entre tous les ordres monastiques il avait choisi celui contre lequel paraissaient s’élever le plus de souvenirs. Ressusciter en France, en plein XIXe siècle, l’ordre de Torquemada et de Jacques Clément, n’était-ce pas un défi à l’esprit public et à cette liberté moderne dont on réclamait si hardiment sa part ? Telle n’était pas, sans doute, dans son audace calculée, la pensée de Lacordaire. S’il ne lui déplaisait pas d’affronter les préventions du siècle, ce qui l’attirait vers les frères prêcheurs, vers ceux qu’un ancien sobriquet surnommait les Domini canes, ce n’était certes pas leur rôle dans la fondation du saint-office, c’étaient plutôt les grands souvenirs de saint Thomas d’Aquin et de Savonarole, ce nom même de frères prêcheurs qui allait à la vocation et au caractère militant de l’orateur catholique, et aussi peut-être les règles de l’ordre, ces règles d’une austérité à décourager la mollesse contemporaine, mais dont les constitutions démocratiques et électives semblaient mieux que toute autre charte monastique s’adapter à la pratique de la liberté moderne.

Avec un grand sens, Lacordaire avait en tout cas compris ce que donne de force et de durée la perpétuité d’une famille monastique, dans laquelle les idées et les affections se transmettent de main en main plus sûrement que dans une famille selon le sang. En cela il avait vu juste : grâce à sa prise d’habit, l’ardent orateur s’est, avec son libre esprit, avec sa flamme et sa sympathique compréhension du monde moderne, survécu dans les enfans qu’il avait engendrés à la vie religieuse et élevés à l’amour de leur époque et de leur pays en même temps qu’à l’amour de l’église. Après bientôt un demi-siècle, l’ordre restauré par Lacordaire est demeuré la portion la plus libérale du clergé français, la plus ouverte aux idées du dehors, la plus intelligente de l’esprit nouveau, la plus désireuse de le réconcilier avec l’église. Il serait facile de le prouver avec des noms propres ; on n’aurait que l’embarras du choix. Cela n’a pas empêché les fils de Lacordaire de compter, en 1871, des

  1. Lacordaire annonçait nettement en fondant ses diverses maisons l’intention de recommencer au besoin le procès de l’école libre de 1831. « Se laisser tirer de chez soi par la force, y rentrer dès que la force sera loin ; protester publiquement, réclamer judiciairement la jouissance de la propriété ; la jouissance reconnue, y rentrer avec les siens ; » telle était la ligne de conduite qu’il s’était tracée et qu’il conseillait à toutes les communautés menacées. La modération du roi, celle de ses ministres et l’influence de la libre discussion, le dispensèrent de ces luttes judiciaires. (Voyez la Vie du père Lacordaire, par Foisset et le Père Lacordaire, par Montalembert.)