Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/771

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sembler à toutes deux chimère ou duperie ? C’est là sans conteste une grande question, une des grosses questions de notre âge, qui en compte tant, et, bien que des deux parts l’esprit d’intolérance se flatte de l’avoir décidée à son profit, il est aisé de prévoir qu’elle agitera non moins le XXe siècle que le XIXe. Durant des générations encore, elle sera bruyamment remuée par les passions politiques ou religieuses, qui, en raison même de leur parti-pris, sont incapables de la résoudre.

Cette question, que la présomption de l’esprit de parti a coutume de trancher si lestement, est trop complexe pour que nous prétendions la débattre à fond, et trop importante pour qu’on nous permette d’avoir l’air de l’esquiver. Nous pourrons, du reste, y revenir plus loin ou plus tard. Ce qui nous intéresse surtout ici, c’est la manière dont elle se présente aux chrétiens, aux croyans désireux d’être à la fois de leur église et de leur temps, de rester citoyens sans cesser d’être catholiques. A regarder les principes comme les tendances, il peut sembler qu’entre le catholicisme et la société moderne l’incompatibilité soit absolue, les conflits inévitables, la réconciliation une utopie. Au premier abord, la raison paraît avec les libéraux et les catholiques, ou, si l’on aime mieux, avec les radicaux et les ultramontains, qui, des deux pôles opposés, s’entendent pour interdire aux fils de l’église d’habiter les régions tempérées du libéralisme. Sur quoi repose la religion, le christianisme, le catholicisme spécialement, qu’on a pu appeler la plus religieuse des religions ? Sur la notion d’autorité et d’unité, poussée à un tel degré que la foi catholique se résume dans un docteur vivant et une chaire unique, dans l’obéissance de la raison et du cœur à la parole souveraine d’un pontife infaillible. Sur quoi repose ce que, faute d’autres noms, nous appelons la société moderne ? Sur la liberté des croyances et la variété des opinions, sur le libre examen appliqué à toutes choses et poussé dans toutes les directions jusqu’aux dernières extrémités, jusqu’à la plus entière confusion des idées et des doctrines, au chaos moral et à l’anarchie des intelligences. A regarder ainsi soit le point de départ, soit le point d’arrivée et les aboutissemens, l’opposition semble complète ; mais est-ce bien dans ces termes que le problème doit se formuler ? et quand, en bonne logique, on ne saurait mieux le poser, est-ce toujours de cette manière qu’il se présente dans la pratique ? Non assurément pour le plus grand nombre. Il ne s’agit nullement, en effet, — un catholique aurait le droit d’en faire la remarque, — de conciliation dogmatique, de transaction de principes entre l’église infaillible et ce qu’on appelle les idées modernes ; il ne s’agit pas de la liberté de penser, de la liberté philosophique ou