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quelque chose, c’est de telle manière que l’on aimerait autant qu’il ne s’y passât rien. Le capitaine Ventujol aime Mme Hébert, et il en est aimé. Tout se découvre. Alors Ventujol s’en va d’un côté, Mme Hébert de l’autre ; et le roman est terminé. M. Hébert est en bois ; si j’ajoute que Ventujol ressemble beaucoup plus à tout le monde qu’à lui-même, et que le caractère particulier de Mme Hébert consiste à n’en pas avoir, on comprendra que je dise que les Sœurs Vatard, de M. Karl Huysmans, ou encore une Vie, de M. Guy de Maupassant, soient des œuvres « chargées de matière » en comparaison de l’Accident de Monsieur Hébert. Osons en convenir : le dernier chef-d’œuvre lui-même de M. Edmond de Goncourt : Chérie, est à peine aussi vide, sans compter que l’aventure s’y dénoue par une mort, ce qui semble peu conforme à la réalité. Car, tout le monde le sait, rien ne commence, rien ne finit ; et on ne meurt pas dans la vie, mais seulement au théâtre. Or, justement, comme l’Éducation sentimentale, ou comme Bouvard et Pécuchet, — dont les leçons ne sont pas douteuses, — l’Accident de Monsieur Hébert ramène les personnages à leur point de départ et remet, ou à peu près, les choses en l’état. Voilà le vrai roman naturaliste, le roman selon la formule, le roman enfin sans incidens, péripéties ni dénoûment, reproduction fidèle de la nature, exacte imitation de la vie dans la simplicité de sa « nullité crasse, » — comme ils disent, — et la réalité de sa « platitude nauséeuse. » Lisez encore, si vous en avez le courage, la Petite Zette, par M. Jules Case, avec dédicace à M. de Maupassant ; ou l’unique roman, je crois, de M. Henry Céard : une Belle Journée.

Ces effets, vraiment surprenans, ne s’obtiennent pas sans beaucoup de peine, et même beaucoup d’art. On n’arrive pas plus aisément à parler pour ne rien dire qu’à peindre pour ne rien montrer, et, indépendamment d’une grâce d’état, il y faut toute une longue, patiente, laborieuse éducation de l’œil et de d’esprit. Nous apprendrons donc premièrement à situer les « héros modernes » dans des milieux plus gris, plus incolores, plus insignifians qu’eux-mêmes. C’est à quoi nous réussirons en arrêtant ordinairement nos regards sur ce qui ne vaut pas la peine d’être regardé, comme en habituant notre main à reproduire ce qui ne mérite pas d’être reproduit. Les maîtres ont donné des modèles en ce genre : l’Éducation sentimentale en est un ; le Ventre de Paris en est un autre. Qui de nous n’a dans la mémoire ces pages immortelles ? « Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai de Montebello, on prit le quai Napoléon… Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre, et par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron. » Et qui de nous n’a sous les yeux ces inimitables tableaux ? « Devant elle s’étalaient, dans des