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cette œuvre, si modeste en apparence, si considérable dans la réalité ? Lequel, parmi tous ces savans qui illustrent l’Italie, ou même l’Europe, a dressé l’autorité de l’expérience contre celle de Galien, ou, plus simplement, lequel a réfuté l’erreur relative aux trous de la cloison du cœur et découvert la circulation pulmonaire ?

C’est sur ce point que la critique contemporaine hésite encore. A la vérité, elle écarte, sans grande peine, la compétition d’André Vesale, malgré les efforts de son biographe M. Burgraeve ; elle écarte aussi les noms de Ruini et d’Eustachio Rudio, qui sont des auteurs de seconde main. Mais deux grandes figures restent en présence : Michel Servet, la malheureuse victime de Calvin, à la fois médecin et théologien, et Realdo Colombo, savant illustre, esprit à la fois observateur et expérimentateur, qui a pu être appelé avec justice et sans qu’aucun des deux personnages ait rien à perdre à ce rapprochement, le Claude Bernard du XVIe siècle. Les documens principaux du débat sont fournis par deux passages souvent cités : l’un du Christianismi Restitutio, de Servet, l’autre de l’ouvrage de Colombo, de Re anatomica. Dans les deux cas, la découverte de la petite circulation est exprimée avec une extrême précision. Mais le premier date de 1553, l’autre de 1559. Ce serait un écart de six années au profit de Servet. Et pourtant cet argument, qui paraît victorieux, ne saurait clore la discussion. Il ne fait guère que l’ouvrir, et il nous oblige à entrer dans le détail des circonstances où les deux livres ont paru.

Le livre de Servet fut imprimé secrètement à Vienne, en Dauphiné, à la fin de l’année 1552. Après une jeunesse mouvementée, occupée par des travaux divers, des voyages, et des querelles théologiques et scientifiques, le fougueux Espagnol s’était établi en France. Ayant exercé la médecine pendant deux ou trois ans à Charlieu, aux environs de Lyon, il vint ensuite se fixer à Vienne, où il était appelé par l’archevêque Pierre Paulmier, et où, comme il le dit lui-même, « tout le monde lui voulait du bien. » La médecine était loin d’occuper toute son activité. L’un de ses maîtres à l’Université de Paris, Winter d’Andernach, parlait de lui comme d’un « jeune homme orné de toute espèce de littérature. » Mais sa passion était la théologie. Son premier ouvrage, publié à Haguenau en 1531 (l’auteur avait vingt et un ans) est dirigé contre le dogme de la trinité, qu’il appelait a une imagination polythéiste. » Cette publication souleva contre lui toutes les églises d’Allemagne : elle fut réprouvée par Bucer et Capiton, les réformateurs de l’Alsace, à qui Servet était allé proposer sa doctrine avant de la répandre, et par Œcolampade, qu’il avait consulté sans plus de succès à Bâle. C’est à ce moment que l’auteur fut obligé de fuir et de se réfugier à Paris. Son second ouvrage roule sur la même question :