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esprit, éludant les questions compromettantes. « Nos nations, disait Brunswick, ne sont pas faites pour être ennemies. N’y aurait-il pas moyen de nous accommoder à l’amiable ? Nous savons que nous n’avons pas le droit d’empêcher une nation de se donner des lois, de tracer son régime intérieur ; nous ne le voulons pas. Le sort du roi seul nous occupe. » Qu’on les rassurât sur la vie de Louis XVI, qu’on lui donnât une place dans le nouvel ordre de choses, et le roi de Prusse se retirerait, il deviendrait même un allié de la France. — Je ne vois, répondit Thouvenot, qu’un seul moyen d’arrangement : c’est de traiter avec la convention nationale. » Sur ces entrefaites, Lucchesini survint. Il trouvait des difficultés à négocier avec la Convention : ne pourrait-on pas s’arranger avec l’armée ? — « Chez nous, monsieur, répliqua Thouvenot, la force armée ne traite pas de politique. »

Dumouriez jugea que son aide-de-camp avait montré trop de réserve. Ayant appris que le roi de Prusse manquait de sucre et de café, il imagina, le 27 septembre, de lui en envoyer ; il y joignait un second mémoire, plus long que le premier et beaucoup plus emphatique, sur le danger que l’alliance autrichienne faisait courir à la Prusse. Le tout était accompagné d’une lettre adressée à Manstein, « le vertueux Manstein, » comme le qualifiait Dumouriez. Il protestait de l’estime où tous les Français tenaient le roi de Prusse, de leur désir de renouer avec lui l’utile alliance dont les avait privés « une cour légère et perfide. » Il montrait les calamités qu’entraînerait la continuation de la guerre : « Il faut traiter avec nous ou il faut nous détruire, et on n’efface pas de la surface du globe une nation courageuse de 25 millions d’habitans. D’ailleurs, concluait-il, ce succès serait un crime contre l’humanité, s’il pouvait avoir lieu ; nous passerions de l’amour de votre roi à l’horreur d’un homme inhumain et injuste. Non, cela ne peut pas être ; vous m’avez peint le cœur et les vertus du roi, vous devez être son garanti Je vous embrasse cordialement. » Il comptait sans doute que ces fadeurs humanitaires et cet épais encens enivreraient le sombre théosophe. Il se mettait au ton des bizarres courtisans de Frédéric-Guillaume, espérant ainsi gagner ce monarque à ses insinuations et l’amener à quelque proposition bien déterminée. Il l’amena, en effet, à se prononcer, mais dans un sens fort différent de celui qu’il désirait.

Lucchesini exerçait une influence chaque jour plus grande au quartier-général prussien. Tout adversaire qu’il fût de l’alliance autrichienne, il était homme de précaution, et il trouva que Manstein s’était beaucoup trop engagé avec Dumouriez. Depuis son entretien avec Thouvenot, et en raison même de la réserve observée