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courtisan pour résister à son maître, il était trop entêté de ses idées pour se plier à celles d’autrui. Il exécuta mollement une entreprise téméraire et s’exposa à tous les inconvéniens de l’imprévoyance sans s’assurer aucun des bénéfices de l’audace. C’est ainsi qu’il laissa, sans l’inquiéter, Dumouriez accomplir sa périlleuse marche de flanc. Après la surprise du 12 septembre, au lieu de l’attaquer de front, il prétendit l’envelopper, et il le laissa s’échapper. Ce qu’il apprit de l’armée française à la suite de cette rencontre n’était pas fait pour diminuer ses hésitations.

Dans le camp des alliés, et sur la foi des intrigans de toute sorte qui y affluaient, on se flattait que les généraux français transigeraient avec l’ennemi et se prêteraient à rétablir la royauté. Le passé de Dumouriez, son rôle au ministère, les négociations qu’il avait essayé d’ouvrir à Berlin, le langage de plusieurs personnes qui se disaient ses amis permettait de croire qu’il écouterait des propositions de cet ordre. On espérait agir sur lui par sa maîtresse, la baronne d’Angelle, qui était la sœur de Rivarol, et se rattachait ainsi à l’émigration. Au commencement de septembre, un émissaire aborda Dumouriez avec une lettre qui contenait des avances ; le général la déchira, en jeta les morceaux aux pieds du porteur, et lui dit très froidement : « J’y répondrai à coups de canon. » Le 14 septembre, voulant se renseigner à la fois sur l’état de l’armée et sur les dispositions du commandant, Brunswick lui dépêcha un officier qui avait toute sa confiance, connaissait les affaires, et parlait passablement le français : le major de Massenbach ; il devait proposer à Dumouriez une entrevue soit avec le duc de Brunswick, soit avec le prince de Hohenlohe. Massenbach s’attendait à tomber dans une horde de Huns ou de Vandales, une émeute en mouvement, une populace en expédition. Il n’était pas, au fond, sans quelque appréhension en arrivant aux avant-postes français ; son inquiétude changea promptement de nature, mais n’en devint que plus vive.

Il vit un camp établi selon les règles ; on l’accueillit avec toutes les formes voulues ; l’officier qui l’accompagnait se montra plein de courtoisie ; les soldats qui l’escortaient n’avaient rien de féroce ni de débraillé ; ils étaient allègres, de belle tenue et de bonne humeur. Il fut reçu par le général Duval : c’était un vétéran de l’ancienne armée, qui avait fait la guerre de sept ans et connaissait l’Allemagne. Il avait de beaux cheveux blancs, une taille majestueuse et s’exprimait avec une dignité familière, sans emphase et sans violence. « Croyez-moi, dit-il à Massenbach, tandis qu’ils attendaient la réponse de Dumouriez, les alliés font une folie de se mêler des affaires intérieures de la France. Ils n’en ont pas le droit, et ils supporteront les conséquences d’une guerre où ils