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mais c’est abjurer l’esprit moral. » L’esprit moral, pour le Victor Cousin de 1819, c’est une intuition supérieure de la raison ; c’est, dans les cas difficiles, où un effort de vertu est nécessaire, une inspiration et comme un miracle du génie. « Le génie ne produit que des miracles, c’est-à-dire qu’il produit des choses qui ne sont pas réductibles à des proportions matérielles, à des lois fixes et immobiles. Aussi, loin que le miracle soit impossible, il se fait par le génie. Un miracle, c’est la poésie d’Homère ; un miracle, c’est Platon, c’est le Parménide, c’est la Mécanique céleste de Laplace, c’est l’action de d’Assas, c’est la vie entière de saint Vincent de Paul, c’est la vie de tous les hommes sur lesquels l’humanité, qui ne se trompe jamais, prononce qu’ils sont des hommes de génie, qu’ils sont l’élite du genre humain. Il n’y a point de code du génie ; il n’y en a point de haute morale. Un code du génie serait destructif du génie lui-même. »

il y a, dans ce curieux passage, des propositions excessives exprimées sous une forme déclamatoire, et on comprend qu’il n’ait pas trouvé grâce devant la prudence ultérieure de l’auteur, devenu le directeur officiel de la philosophie française. Cet appel aux intuitions personnelles de la raison et aux inspirations du « génie, » en dehors et au-dessus de toute règle et de tout principe, justifierait plus souvent de dangereux écarts que des a miracles » de vertu. Il y a là cependant, si on sait la bien entendre, une doctrine incontestable. Nul précepte, nul principe n’est assez vaste pour tout embrasser, ni assez sûr pour tout régler. La conscience a besoin, dans bien des cas, d’actes personnels d’initiative et d’indépendance, soit pour reconnaître et pour combler les lacunes des règles de conduite auxquelles elle s’est soumise, soit pour en redresser les erreurs. C’est par de tels efforts que de nobles et libres esprits ont su, dans tous les temps, réagir contre les fausses maximes généralement admises autour d’eux et souvent même contre les conséquences de leurs propres doctrines. Il est bon d’instituer en soi-même ce « jury » dont parle Victor Cousin, qui ne s’assujettit à aucun article de code ; mais il est bon aussi de ne pas se confier plus aveuglément dans l’intelligence et la probité de ce jury que dans la sagesse du code. Le doute philosophique doit s’étendre à soi-même, à ces « décisions de la raison » que M. Cousin opposait aux formules, à ces « inspirations du cœur » que M. Renan oppose aux systèmes. La moralité est dans l’intention personnelle, mais dans l’intention éclairée et n’ayant négligé aucune source de lumière. Il faut donc sans cesse en appeler des formules et des systèmes au jugement personnel de la raison et des intuitions de la raison individuelle, « toujours courte par quelque endroit, » à l’examen et à la discussion des formules et des systèmes. Il faut,