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devant une certaine liberté du mal sont toujours prêts : à lui refuser tout droit dès qu’elle se heurte à quelques-uns des sentimens qui leur sont le plus chers. Aussi M. Fouillée, qui a, mieux qu’aucun de ses devanciers, reconnu cet écueil de la définition du droit, ne voit pas de meilleur moyen d’y échapper que de fonder le droit sur le sentiment même de notre faillibilité : nous respecterions les abus possibles de la liberté d’autrui pour cette seule raison que nous ne saurions en être les juges infaillibles. Je sortirais des limites que je me suis tracées si je discutais ici cette théorie ; mais, quelle que soit sa légitimité comme fondement scientifique de la science du droit, elle a certainement, comme règle pratique, une haute valeur. La reconnaissance des droits d’autrui ne peut que gagner à la conviction que nos jugemens moraux ne sont pas d’une évidence absolue, qu’ils sont sujets à discussion, et que ceux mêmes qui rencontrent autour de nous une adhésion unanime peuvent être révisés par l’évolution des consciences et le progrès de la science morale.

Cette conviction de notre faillibilité, en nous enseignant lai tolérance et le respect à l’égard d’autrui, devient par là même un principe utile pour la direction de notre propre conduite, car cette tolérance et ce respect sont pour nous des devoirs, des actes de vertu. Si le doute affaiblit l’autorité de la morale, s’il vient en aide aux intérêts et aux passions qui la combattent, il peut aussi préserver de certains écarts où se laissent aisément entraîner les consciences trop sûres d’elles-mêmes. M. Renan, qui a écrit tant de lignes exquises sur les bienfaits du doute, ne saurait reprocher bien sévèrement aux systèmes philosophiques de semer le doute en morale par leur opposition et les discussions qu’ils soulèvent.

L’un des plus grands périls pour la morale est de se renfermer dans des formules étroites, acceptées de confiance comme des oracles de la sagesse humaine et de la sagesse divine. Les formules les plus exactes et les plus précises ne peuvent prévoir tous les cas ; elles ne peuvent embrasser toutes les circonstances extérieures ou intérieures, toutes les nuances de sentimens ou de pensées qui concourent à constituer la moralité ou l’immoralité d’une action. Lors même qu’une formule, excellente en elle-même, s’appliquerait exactement à un cas donné, il ne suffirait pas d’en remplir scrupuleusement toutes les prescriptions pour bien agir. L’acte serait légal, il ne serait pas moral, suivant la distinction de Kant. L’acte moral doit non seulement se conformer à la lettre, mais entrer dans l’esprit même de la formule, et il n’y entrera véritablement que s’il remonte à son principe. L’intérêt personnel, la sympathie pour autrui, l’amour de la vertu pour elle-même, l’amour ou la crainte de Dieu, le respect de l’opinion publique, la soumission aux lois, l’espoir