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n’y voir qu’une odieuse hypocrisie ; mais les défenseurs de la foi sont trop portés à le méconnaître et à l’excuser en eux-mêmes et chez leurs amis.

La recherche et la discussion des principes de morale appartiennent légitimement aux théologiens de toutes les églises, comme aux philosophes de toutes les écoles ; mais une morale purement théologique, quelle que soit sa valeur propre, ne serait bonne ni pour la religion où elle trouverait sa base exclusive, ni pour la société où elle tendrait à régner sans partage. Les principes théologiques de la morale ne peuvent se passer du concours de certains principes philosophiques. Le premier rôle dans l’établissement de la morale ne saurait donc être disputé à la philosophie.


V

« Il est prudent, dit M. Renan, de n’associer le sort de la morale à aucun système[1]. » La prudence ici doit s’incliner devant la nécessité. On peut regretter la crise actuelle de la morale, mais on n’en peut nier ni la réalité ni l’intensité. Or cette crise ne se borne pas à quelques questions de casuistique ; elle s’étend aux règles les plus générales de la conduite et, par ces règles, aux principes eux-mêmes. Je ne sais si elle peut être conjurée ou atténuée par un retour aux principes théologiques ; mais ce retour lui-même ne peut se faire par le seul réveil de la foi ; il ramène nécessairement la controverse morale sur le terrain de la philosophie et de ses systèmes.

La prétention est donc vaine de vouloir écarter de la morale les systèmes philosophiques. Ils ont leur part dans la crise, mais ils peuvent seuls contribuer efficacement à la résoudre. Ils ébranlent la morale par leur désaccord et leurs luttes incessantes ; mais, en l’ébranlant, ils assurent ses progrès. Il faut renoncer, en effet, à la chimère d’une morale immuable. La morale a son évolution comme les autres sciences et ses crises, toutes redoutables qu’elles sont en elles-mêmes, sont les conditions de son perfectionnement. Non pas, si l’on veut, du perfectionnement de la vertu, considérée dans sa valeur propre. Nous distinguerons volontiers avec M. Bouillier, le progrès de la moralité du progrès des idées morales et nous ne ferons pas difficulté de reconnaître que le premier n’est pas nécessairement lié au second. On ne saurait nier cependant que de nouvelles vertus, de nouveaux élémens de moralité ne se fassent jour avec le progrès des idées. Il a fallu que l’idée de la tolérance entrât dans les esprits pour que la vertu de la tolérance s’introduisît dans

  1. Réception de M. Pasteur à l’Académie française, 22 avril 1882.