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dépositaires de l’autorité religieuse d’avoir plus de souci des intérêts de la foi que de ceux de la morale. De là ces complaisances pour les faiblesses humaines que l’on a pu, dans tous les temps et dans toutes les religions, reprocher à la casuistique théologique et qui ont souvent trouvé une excuse près des hommes les plus respectables, les plus sévères pour eux-mêmes, dans la crainte d’éloigner les âmes d’une religion trop farouche et trop exigeante. Ces complaisances ne se montrent pas seulement dans les formules générales des casuistes, mais dans la pratique journalière des directeurs de conscience. Elles paraissent, en quelque sorte, plus naturelles et plus légitimes dans un temps où la foi est réduite à l’état de guerre non-seulement contre l’hérésie, mais contre l’incrédulité, et où les luttes qu’elle soutient sont d’autant plus redoutables qu’elles ont lieu au sein d’une même société, souvent au sein d’une même famille, entre des hommes vivant de la même vie, engagés, sur tous les autres points, dans des relations de toute sorte. Comment ses défenseurs ne céderaient-ils pas avant tout à la crainte de semer le découragement et de provoquer des désertions dans les rangs des fidèles par un excès de sévérité ? Une indulgence mutuelle n’est-elle pas presque inévitable quand on combat pour la même cause, quand on partage les mêmes périls, quand on est en butte aux mêmes inimitiés ? Et n’est-il pas inévitable aussi que la sympathie pour la communauté de foi et la reconnaissance pour les services rendus à la bonne cause voilent un peu à des yeux naturellement prévenus certaines taches qui n’intéressent pas directement et exclusivement l’ordre religieux ? Enfin l’importance même que les religions attachent aux pratiques du culte relègue parfois dans l’ombre les devoirs généraux de la morale et l’on songe moins à se montrer sévère pour l’oubli de quelques-uns des commandemens de Dieu, quand cet oubli est pallié par l’observation scrupuleuse des commandemens de l’église.

Ce n’est pas seulement chez leurs coreligionnaires et chez les ministres de leur religion que beaucoup de croyans rencontrent une indulgence excessive pour leurs vices et pour leurs fautes, c’est en eux-mêmes, dans leur propre conscience. Plus ils tiennent à leur foi, plus ils craignent de l’ébranler en donnant trop d’attention aux conflits, qu’elle pourrait soutenir sur le terrain de la morale avec leurs intérêts et leurs passions. D’un autre côté, ils sont trop heureux et trop fiers d’être en possession de la vérité surnaturelle pour se reprocher trop sévèrement quelques faiblesses qui n’intéressent que l’ordre naturel des choses humaines. De là ce contraste, si fréquent dans les mêmes âmes, d’une extrême sévérité et d’un extrême relâchement, dans le langage et dans les actes, suivant qu’il s’agit de religion ou de simple morale. Les ennemis de la foi exagèrent sans doute le scandale de ce contraste et affectent trop souvent de