Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou qu’elle peut espérer de s’ouvrir, l’appui de ses dogmes. On dira que c’est un appui fragile et dangereux tout ensemble, que sa fragilité est manifeste à une époque où la tiédeur et l’indifférence dominent parmi ceux mêmes que la libre pensée n’a pas envahis tout entiers et que ses dangers sont également redoutables pour la morale et pour la foi ; car il confond l’intérêt universel de la morale avec l’intérêt particulier d’une église, il autorise cette double et monstrueuse conclusion qu’il n’existe aucun lien moral entre les fidèles de l’église privilégiée et les incrédules ou les hérétiques, et qu’en se séparant de cette église on s’affranchit par là même de tout devoir. Les théologiens peuvent répondre que la foi est encore ce qui divise le moins les hommes de notre temps, et que, si elle est affaiblie ou ébranlée dans un grand nombre d’âmes, les systèmes positivistes, matérialistes ou spiritualistes qui la rejettent entièrement ont encore, même à les prendre tous ensemble, moins d’adhérens convaincus et déclarés. Ils peuvent ajouter que c’est toujours à eux qu’appartiennent les plus sûrs moyens d’agir sur les âmes, que leurs prédications pénètrent dans des milieux ou n’iront jamais les enseignemens ou les livres des savans et des philosophes, qu’ils ne cessent pas d’opérer des conversions parmi les esprits éclairés comme parmi les ignorans, et que les temps même où l’irréligion se montre le plus assurée de son triomphe sont souvent ceux où se produisent de soudains et puissans réveils religieux. Ils peuvent enfin revendiquer pour la foi une part d’action jusque dans les âmes qui lui semblent le plus fermées et qui lui sont le plus hostiles : « On garde encore, dit M. Renan, la sève morale de la vieille croyance sans en porter les chaînes. A notre insu, c’est souvent à ces formules rebutées que nous devons les restes de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide ; après nous, on vivra de l’ombre d’une ombre ; je crains par momens que ce ne soit un peu léger[1]. » Si légère qu’elle soit, cette « ombre d’une ombre » est encore un lien entre la foi et la libre pensée, et ce lien permet à la première l’espoir de forcer un jour le retranchement de la seconde. Les théologiens reconnaissent, d’ailleurs, entre eux et les incrédules, un autre lien moral que cette ombre toujours subsistante d’une foi perdue ou délaissée. Ils désavouent hautement ou tacitement cette conséquence, que l’on prétend tirer de leurs doctrines, qu’il n’y a point de salut pour la morale hors de telle ou telle église. La morale théologique n’exclut pas la morale naturelle ; la foi, dans toutes les grandes religions, vient en aide à la conscience et à la raison ; elle ne prétend pas les remplacer entièrement. Les religions peuvent donc, avec fruit et sans danger, dans notre siècle de doute

  1. Réception de M. Cherbuliez à l’Académie française, 25 mai 1882.