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interprétations captieuses ; on peut soutenir des paradoxes et on en soutient parfois de singulièrement hardis ; mais il y a du moins pour tous les ordres d’actions un code moral qui fait loi pour tous ; il y a une opinion générale, consacrée également par la communauté de la foi religieuse, par le respect de la puissance civile et par l’obéissance aux préjugés du monde ; il y a une base certaine pour les discussions mêmes dans lesquelles cette opinion générale se montre hésitante et divisée, et les paradoxes qui la heurtent de front ne se présentent et ne se font accepter que comme des jeux d’esprit. Rien de pareil aujourd’hui. La foi religieuse a disparu d’un grand nombre d’âmes et elle est ébranlée dans les autres. Nulle croyance philosophique ne l’a remplacée. Nulle autorité civile ou laïque n’obtient un respect universel et sans réserve. L’état est devenu démocratique ou tend à le devenir ; placé sous la dépendance de tous, il ne fait pas l’opinion, il la subit. Ce qu’on appelle encore « le monde » n’est qu’une petite société ou une juxtaposition de petites sociétés dans un corps social sans croyances communes, sans préjugés communs. Tout est mis en question, non-seulement les premiers principes que l’on renvoie aux systèmes des philosophes et que l’on enveloppe avec eux dans un même dédain, mais ces maximes générales et jusqu’à ces inspirations individuelles de la conscience et du cœur auxquelles on voudrait réduire toute la morale.

« On a écrit jadis, dit M. Fouillée, des pages émouvantes pour montrer comment les dogmes religieux finissent ; on pourrait en écrire aujourd’hui de plus émouvantes encore sur une question bien plus vitale : Comment les dogmes moraux finissent. Le devoir même, sous la forme suprême de l’impératif catégorique, ne serait-il pas un dernier dogme, fondement caché de tous les autres, qui s’ébranle après que tout ce qu’il soutenait s’est écroulé ? »

Dans cette crise de la morale, les progrès du scepticisme sont loin d’avoir produit l’indifférence. Jamais, au contraire, les questions de morale n’ont été plus ardemment débattues, n’ont excité un plus universel intérêt. Elles se discutent partout, dans les assemblées politiques, dans les réunions publiques, dans les journaux, dans la littérature romanesque ou dramatique, dans les salons, dans l’intérieur des familles. S’agit-il des relations des peuples, des questions de guerre ou de paix, nous voulons y voir autre chose que de pures question d’intérêt ; nous faisons appel non-seulement aux idées de droit et de justice, mais aux sentimens les plus élevés et les plus délicats de l’ordre moral ; nous parlons volontiers de reconnaissance, de générosité, de protection des faibles et des opprimés ; ou, si nous repoussons ces considérations comme un reste démodé de la sentimentalité d’un autre âge, nous ne les regardons pas comme tellement hors de saison qu’il soit superflu de les