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ou suspectes à la masse des intelligences, elles ne trouvent pas grâce devant ces esprits délicats et raffinés qui ne peuvent se passer d’un certain idéalisme, mais qui ne l’acceptent que comme un aliment nécessaire pour l’imagination et pour le cœur, et qui craignent de le soumettre au contrôle trop exigeant de la raison. C’est le chef du chœur parmi ces esprits d’élite qui prononçait naguère la condamnation des principes et des systèmes de morale dans le discours même où il décernait, au nom de l’Académie française, des prix à la vertu. « Les origines de la vertu ! s’écriait M. Renan… Mais, messieurs, personne n’en sait rien, ou plutôt nous n’en savons qu’une seule chose, c’est que chacun la trouve dans les inspirations de son cœur. Parmi les dix ou vingt théories philosophiques sur les fondemens du devoir, il n’y en a pas une qui supporte l’examen. La signification transcendante de l’acte vertueux est justement qu’en le faisant on ne pourrait pas dire bien clairement pourquoi on le fait. Il n’y a pas d’acte vertueux qui résiste à l’examen. Le héros, quand il se met à réfléchir, trouve qu’il a agi comme un être absurde, et c’est justement pour cela qu’il a été un héros. Il a obéi à un ordre supérieur, à un oracle infaillible, à une voix qui commande de la façon la plus claire, sans donner ses raisons[1]. »

Ce mélange d’un scepticisme si dédaigneux et d’affirmations très voisines du mysticisme peut se faire applaudir, grâce au charme souriant de l’expression qui en dissimule l’amertume, grâce surtout à la complicité de ce positivisme plus superficiel et plus grossier qui, de nos jours, semble avoir envahi presque toutes les âmes. Il peut échapper aux protestations des consciences sévères dans une réunion où ; l’on vient de proclamer des actes incontestés de vertu. Mais quand notre pensée se détourne du groupe modeste et sublime des lauréats de l’Académie française, quand elle se retrouve en face de la société tout entière, avec ses défaillances de toutes sortes, défaillances de l’esprit, défaillances du cœur, défaillances de la conduite, la réflexion dissipe promptement le mirage d’un « oracle infaillible, » d’une « voix qui commande de la façon la plus claire sans donner ses raisons, » et la question importune des principes de morale ne se laisse plus écarter aussi aisément que le voudraient le scepticisme positiviste et le scepticisme idéaliste et transcendant.

Les erreurs et les vices sont de tous les temps ; mais, aux époques de fermes croyances, les erreurs et les vices sont universellement reconnus quand ils ne sont pas universellement partagés. Les consciences peuvent se troubler ; les volontés peuvent faiblir ; les maximes les mieux établies peuvent être faussées par des

  1. Discours sur les prix de vertu à la séance publique annuelle de l’Académie française du 4 août 1881.