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son action propre. C’est une règle élémentaire que l’on n’a jamais violée sans avoir à s’en repentir. L’armée prussienne aurait-elle donc obtenu des succès en suivant une ligne de conduite tout opposée ? Nullement, et la contradiction n’est qu’apparente. Le roi Guillaume, chef de l’armée comme de la monarchie, a compris qu’il n’avait pas reçu de la Providence les dons supérieurs qui font le grand général. Il a donc sagement délégué ses pouvoirs, en se contentant d’exercer une prudente surveillance. L’homme honoré de cette haute confiance s’en est montré digne par ses talens, par la modération et l’habileté avec laquelle il a usé de cette délégation, sans paraître exercer le commandement en chef. Sous le titre modeste de chef d’état-major, le maréchal de Moltke a été le véritable généralissime de l’armée prussienne. Il a eu à donner des ordres à des généraux plus anciens ou supérieurs en grade ; mais, agissant toujours sous le couvert du souverain, il n’a pas éprouvé de résistance. Aux lieux où il ne se trouvait pas en personne, cependant, il avait besoin d’agens bien informés, discrets autant que soumis, et qui pussent toujours le tenir au courant de tout. Il a pris soin de dresser lui-même des officiers d’ordonnance, remplissant la double fonction d’officiers d’état-major et de conseillers des généraux auprès desquels ils étaient employés. Un pareil rôle exige un tact et des qualités qui se rencontrent malaisément. La situation en elle-même est du reste anormale, et le caractère de M. de Moltke a pu seul la faire accepter. L’armée allemande tout entière est convaincue de sa droiture et de son patriotisme ; il a l’absolue confiance de tous ; mais cette confiance lui est personnelle. Son successeur, quelque talent qu’on lui suppose, ne pourra en hériter ; il aura des rivaux. Les officiers d’état-major trouveront des jaloux. Eux-mêmes se contenteront-ils toujours d’avoir la direction effective de l’armée, sans jouir des honneurs du commandement ? Leur mérite justifiera-t-il toujours des faveurs exceptionnelles, et les généraux mis à la tête des troupes consentiront-ils à suivre sous forme de conseils les ordres de leurs subordonnés ? Il faudrait ne pas connaître la nature humaine pour conserver des doutes à cet égard. L’institution de l’état-major allemand, telle qu’elle a été fondée par et pour le maréchal de Moltke ne saurait lui survivre : elle se transformera, sous peine de devenir un élément de désorganisation pour l’armée à laquelle elle a rendu de si grands services.

C’est donc en vain que d’ambitieux plagiaires espéreraient imiter ailleurs ce qui n’a pu réussir que dans une monarchie militaire et grâce à une circonstance exceptionnelle. Une saine appréciation des besoins d’une armée montre combien la création de Gouvion-Saint-Cyr est plus habituellement convenable, et on la prendra certainement pour modèle dans bien des organisations futures.