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Les stratégistes qui ont analysé les campagnes de Frédéric et de Napoléon pour en déduire des règles de conduite, ont longuement discuté la question de savoir s’il convenait d’avoir une ligne d’opération unique, pouvant comporter plusieurs routes parallèles, ou s’il était préférable d’adopter plusieurs lignes convergeant vers le point objectif, afin d’y amener plus aisément les troupes. Que nous sommes loin de ces théories avec deux armées ennemies se faisant face sur une ligne de 110 lieues au moins, de 160 lieues peut-être ! Les combinaisons stratégiques qui ont amené de si grands résultats avec des ressources beaucoup plus restreintes seront-elles encore possibles ? Comment concentrer avant la bataille des troupes réparties sur d’aussi vastes espaces ? La moindre manœuvre n’aura-t-elle pas pour résultat de laisser des vides où l’ennemi pourra pénétrer s’il est vigilant ? Et, dans l’ordre le plus serré que l’on puisse prendre, ne s’étendra-t-on pas encore sur une ligne bien longue ? Quand on aura opéré cette concentration si désirable, sera-t-il possible de marcher en ordre oblique de manière à déborder toujours une aile de l’ennemi, comme à Leuthen ; d’attirer dans un piège un corps imprudemment porté en avant et de l’écraser, comme à Austerlitz ? d’enfoncer le centre de l’ennemi et de détruire ensuite les deux ailes par une poursuite divergente, comme l’a fait souvent Napoléon ? d’envelopper une armée entière, comme à Sedan ? Sans doute un homme d’un génie supérieur saura trouver le moyen de renouveler de pareils coups d’audace, mais bien plus souvent encore il ne pourra maîtriser la fortune à d’aussi grandes distances : « Le général en chef pourra déchaîner la tempête, il sera incapable de la diriger. » Cette exclamation désolée donne à croire que, par momens, le baron de Goltz ne compte plus sur le talent des chefs, mais sur la toute-puissance de la fortune.

Une fois à portée de l’ennemi, les corps d’armée auront une tendance presque invincible à agir pour leur propre compte, sous la pression des événemens qui se passeront sous leurs yeux, et souvent au grand détriment de l’intérêt général. On doit prévoir qu’au lieu de combinaisons d’ensemble, on se laissera entraîner à des luttes partielles, engagées inopinément, et sur lesquelles le hasard aura une influence considérable. Ce qui arrivera ainsi en un point d’une ligne si étendue ne saurait avoir une influence matérielle sur des points distans de dix à quinze jours de marche, mais cela aura peut-être une influence morale tout aussi dangereuse, si l’on ne parvient pas à rétablir l’ordre et la confiance dans l’armée qui aura éprouvé un revers. Il sera très difficile de savoir ce qui se passe et de coordonner les efforts de troupes si éloignées les unes des autres. Télégraphes et téléphones seront insuffisans pour transmettre à propos des ordres et surtout pour en apprécier l’opportunité. Et si l’on