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n’était que « l’ouvrage d’un jour ; » la première, sans doute, avait été l’ouvrage d’une heure : la troisième ou quatrième dut occuper une heure et un jour. Est-il bon ? est-il méchant ? c’est l’împromptu de chez Madame de Malves ou de chez Mme de Meaux, ou plutôt c’est le jeu de tiroirs des Fâcheux dans le cadre de l’Impromptu de Versailles, et c’est vraiment un impromptu : celui de Molière aussi pourrait s’appeler la Puce et le Prologue ; tout bref qu’il soit, il exigea sans doute plus de réflexion. Aussi bien il faut en venir là : le singulier avantage de cet opuscule, c’est que Diderot, cette fois, ne se mettant pas en quête d’ingrédiens pour composer une pâte lourde, prit pour sa pâte feuilletée ce qu’il avait sous la main ; il se mit au feu lui-même, — et le gâteau leva si bien que c’est un régal !

Sans doute aussi est-ce pour cette raison qu’il revint avec complaisance à cette donnée. Dans la Pièce et le Prologue, dans Est-il bon ? est-il méchant ? Diderot s’est campé en scène sous le nom du héros, M. Hardouin. Il y était invité naturellement, puisque plusieurs des aventures qu’il expose en action, sinon toutes, lui étaient arrivées. Il en fait si peu de mystère qu’il place dans la bouche du premier commis une allusion à la générosité de l’impératrice Catherine envers lui : « Voilà, en effet, une belle récompense pour un homme de lettres qui a consumé les trois quarts de sa vie d’une manière honorable et utile, à qui le ministère n’a pas encore donné le moindre signe d’attention et qui, sans la magnificence d’une souveraine étrangère… » D’ailleurs, même sans de telles marques, le personnage se reconnaît à son caractère. Meister ne s’y est pas trompé : « Est-il bon ? est-il méchant ? tel est le titre d’une comédie où ce philosophe voulut se peindre lui-même… » Hé ! le moyen de s’y tromper ?

Il convient cependant de s’expliquer là-dessus. Quelqu’un disait à Diderot ; « Vous avez l’inverse du talent dramatique : il doit se transformer dans tous les personnages, et vous les transformez tous en vous. » M. Caro, dans son étude sur la Fin du XVIIIe siècle, a développé ingénieusement cette parole ; il a montré que tous les personnages du Fils naturel « représentent une qualité de Diderot » ou du moins « une de celles qu’il s’imagine avoir : Rosalie, c’est sa sensibilité ; Clairville, c’est sa fougue et son tempérament ; Dorval, c’est sa générosité ; la jeune veuve, c’est sa vertu ; tous les deux, c’est son amour pour la prédication laïque. Et de même dans le Père de famille, Germeuil, c’est Diderot bienfaisant, se sacrifiant à ses amis, prêt à immoler même l’apparence de l’amitié pour les mieux servir ; Saint-Albin, c’est Diderot amoureux ; .. M. d’Orbesson, c’est le père édifiant, bénissant, pontifiant, comme Diderot ne l’a jamais été, et comme il a toujours rêvé de l’être. » On ne saurait mieux dire : tous ces personnages, qui furent abstraits de Diderot, sont abstraits en effet, et partant ne vivent pas ; cet homme si chaud s’est découpé en tranches froides.