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Cependant les commissaires de la fête se sont aperçus que, tel quel, le programme des réjouissances était un peu maigre ; ils ont prétendu, pour le renforcer, que la Comédie-Française elle-même se mît de la partie. Aux grands jours de liesse nationale, on ne tire pas seulement un feu d’artifice au Trocadéro : il fallait que la place du Théâtre-Français eût le sien, et il convenait qu’ici la pièce montée fût d’importance. Une campagne a été menée pour décider M. Perrin à faire ce que ses prédécesseurs, ni en 1830, ni en 1854, n’avaient voulu hasarder, à jouer cette pièce de Diderot : Est-il bon ? est-il méchant ? qui n’a jamais été représentée sur un théâtre, et qui, retrouvée par M. Paulin vers 1830, fut publiée par M. Taschereau quatre ans plus tard dans la Revue rétrospective[1]. On a remis en avant, pour ébranler l’administrateur, les opinions de M. Taschereau, de M. Champfleury, de M. Laugier (examinateur à la Comédie-Française sous le règne de M. Arsène Houssaye), l’opinion de Baudelaire, assez inattendue en cette enquête, et celle de M. Assézat ; on a fortifié le tout de quelques jugemens aussi favorables que les autres, et l’administrateur ne s’est pas laissé vaincre : faut-il l’en blâmer ? D’après M. Taschereau, voici « une comédie comme on n’en fait plus depuis Beaumarchais. » M. Champfleury, qui, pendant cinq ans, a pressé M. Arsène Houssaye de jouer la pièce, accuserait volontiers M. Taschereau de froideur. M. Laugier, dans son rapport, déclare que c’est « une peinture de mœurs pleine de verve en même temps qu’une excellente comédie de caractères. » Baudelaire y voit un des rares exemplaires « du théâtre que rêvait Balzac ; » il en loue hardiment « la merveilleuse portée. » M. Assézat n’a garde de contredire à aucun de ces éloges ; il remarque « un air de famille entre M. Hardouin et Figaro. » M. Fouquier, bien que plus tiède, renchérit sur ce point spécial ; il admet les deux personnages pour tout à fait semblables. Enfin M. Joseph Reinach certifie que l’œuvre est « profonde, » et, sans marchander, il la traite de « chef-d’œuvre. » À ce concert de panégyriques M. Perrin résiste ; apparemment, il s’est fait attacher au mât de son navire : a-t-il tort ? a-t-il raison ?

Une petite phrase mal tournée du rapport de M. Laugier fait de l’ouvrage si vanté un éloge plus juste que les autres. L’examinateur encourage la Comédie-Française à « remettre Diderot en lumière dans des conditions tout à fait contraires au Père de famille. » C’est en effet le mérite de cette comédie qu’elle tranche sur tout le théâtre de l’auteur, et non-seulement sur le Père de famille, mais sur le Fils naturel et sur ces tentatives de pièces qu’une récente publication nous a fait connaître : le Shérif et les Pères malheureux. Ici, par une chance extraordinaire, Diderot ne prétend pas donner un exemple qui réforme le

  1. Elle se trouve dans le tome VIII des Œuvres complètes de Diderot, éditées par M. Assézat, chez Garnier frères. Paris, 1875.