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jamais avec plus d’éclat, on pourrait dire avec plus de scandale, que dans cette crise solennelle. Il y avait dans ce rapprochement et cette contradiction tout autre chose que la coïncidence fortuite de desseins opposés. Les deux entreprises avaient été conçues en même temps, elles devaient se développer de concert ; il y a entre elles : un rapport qui domine toute l’histoire de l’Europe pendant la révolution française. On ne vit point de souverain plus ardent que Catherine à combattre cette révolution ; mais elle entendait que l’Autriche et la Prusse l’étoufferaient dans son foyer. Elle se réservait les coups à longue portée ; c’était, comme elle aimait à le dire, dans la « jacobinière » de Varsovie qu’elle se proposait d’anéantir les jacobins de Paris. Il lui fallait une intervention des Allemands en France pour la débarrasser d’eux en Pologne. C’était une combinaison très claire, très simple, très pratique. Catherine l’avait préparée avec un art consommé et la poursuivit avec une imperturbable constance.

Cependant les Allemands n’étaient pas sans méfiance. Il leur répugnait de tourner le dos à ces plaines si largement ouvertes, et de s’en aller courir si loin les hasards de la guerre, tandis qu’ils laissaient à leur voisine le loisir des grandes chasses. Pour peu que les Français résistassent, il était évident que les Allemands regretteraient leur imprudence et ne verraient point sans jalousie Catherine se tailler à sa guise un manteau royal en Pologne, alors qu’ils auraient tant de peine à rogner quelques lambeaux de territoire français. La Prusse avait pris ses sûretés avant de se mettre en route. Catherine lui avait assuré une part de bénéfices ; mais si la guerre contre la France, au lieu d’être facile, comme on l’attendait, se présentait menaçante, périlleuse, incertaine, les motifs mêmes qui avaient décidé la Prusse à entreprendre l’expédition l’engageraient à l’abandonner. Partie avec la promesse d’un partage en Pologne, elle reviendrait sur ses pas pour en assurer l’exécution. C’est ainsi que Catherine ruinait toutes les combinaisons des partisans de la monarchie française et frappait d’avance de paralysie la coalition dont les émigrés la croyaient l’âme. C’est ainsi que, dès le début de la guerre, elle fournit à Dumouriez le moyen d’action qui lui avait manqué lors de ses premières tentatives à Berlin. Les ménagemens que conseillait Custine à l’égard de la Prusse étaient commandés à la fois par la prudence et par la politique. On ne rompait que pour renouer tôt ou tard et, l’un des agens de Dumouriez, Benoît, se montrait fort sagace, lorsqu’on quittant Berlin, il déclarait aux Prussiens que le dernier mot n’était pas dit, qu’il reviendrait où et comment les Prussiens le désireraient et que peut-être valait-il mieux pour la négociation que