Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la Crimée et la destruction du port de Cherson comme une suite infaillible de l’apparition d’une escadre française dans la Mer-Noire. » Il devait animer le pacha de Scutari et fomenter des troubles en Hongrie. Des fonds secrets très abondans seraient mis à sa disposition « pour se procurer des intelligences dans le sérail et capter la bienveillance du ministère ottoman. Les présens devaient être magnifiques pour prouver à ces barbares qu’un peuple libre est encore plus généreux qu’un despote. »


IV

Dumouriez s’était trompé ; mais son erreur était assez singulière : contrairement à ce qui se voit d’ordinaire en pareil cas, ce ministre improvisé n’avait péché ni par ignorance de l’Europe, ni par esprit de système. C’était la France qui avait tout dérouté. Ce que ce parvenu de la révolution connaissait le moins, c’était précisément la révolution qui l’avait porté au pouvoir. Il la jugeait en politique d’ancien régime et commettait, sous ce rapport, la même faute que les hommes d’état de la vieille Europe. Mais si la révolution avait un caractère si nouveau, qu’il échappait aux hommes mêmes qu’elle entraînait dans son cours et qui prétendaient la diriger, l’Europe ne changeait pas ; c’est pourquoi les propositions de Dumouriez, dans ce qu’elles avaient d’essentiel, devaient tôt ou tard être reprises : elles le furent, et il n’était peut-être pas sans intérêt de les définir sous leur forme primitive. La Prusse, en particulier, avait fort déconcerté Dumouriez. La Prusse, cependant, devait être la première à justifier ses conjectures et à faire de ses projets le principe d’un système politique. La paix de Bâle, signée en 1795, ne fut que la conséquence des négociations proposées en 1792. Les événemens qui rendirent cette paix nécessaire, se préparaient dans le temps même où Dumouriez déclarait qu’elle était possible. La coalition était à peine formée que l’on vit germer le ferment qui la devait dissoudre. L’édifice, à peine élevé, se lézardait, et l’on apercevait la fissure qui permettrait à l’assiégeant de faire sa brèche.

Au moment où l’Autriche et la Prusse donnaient à leurs troupes l’ordre de marcher sur la France, Catherine II donnait aux siennes l’ordre d’entrer en Pologne. Les Allemands venaient en France pour y faire cesser l’anarchie, les Russes venaient en Pologne pour l’y rétablir ; les premiers se proposaient de détruire une constitution qui affaiblissait l’autorité royale, les seconds combattaient une constitution qui avait eu pour objet de la relever. L’absence totale de principes qui caractérise l’Europe de l’ancien régime ne se manifesta