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point prendre part, et d’en profiter pour agir à sa guise en Pologne et en Turquie. Les états de l’Italie étaient trop faibles pour être redoutables : une démonstration de la flotte contraindrait Naples à la neutralité. Il serait plus difficile d’y décider le roi de Sardaigne, cependant il aimait la terre et il n’aimait point l’Autriche. Du mouriez espérait qu’en lui offrant le Milanais, on le détournerait d’une guerre fort hasardeuse et qui ne pouvait guère lui rapporter d’autre bénéfice que celui-là[1]. La France, en compensation, prendrait Nice et la Savoie. La Hollande suivait l’Angleterre, l’Espagne la redoutait ; la Hollande ne bougerait point si elle n’était soutenue par l’Angleterre ; aussi longtemps que l’Angleterre demeurerait neutre, l’Espagne n’oserait se lancer dans la coalition ; il lui fallait, pour s’engager contre la France, la certitude que les Anglais ne profiteraient point de ses embarras sur le continent pour l’attaquer aux colonies. Ainsi, la neutralité de ces deux états dépendait de celle de la cour de Londres. Cette neutralité était absolument nécessaire pour le succès des plans de Dumouriez.

En théorie, il ne semblait point impossible de l’obtenir. La révolution de France, la crise commerciale qui en était la conséquence, les agitations des colonies, la guerre même dans laquelle les Français allaient se jeter, assuraient à l’Angleterre tous les bénéfices qu’elle aurait pu retirer d’une victoire. Le sentiment public répugnait à la guerre ; Pitt ne la désirait pas. Si l’on ne menaçait les Anglais dans aucun de leurs intérêts essentiels, on n’avait point à redouter d’agression de leur part. Pouvait-on attendre davantage, les amener à un rapprochement sérieux et solide avec la France nouvelle ? Quelques-uns l’espéraient ; et Talleyrand, qui avait été envoyé en mission officieuse à Londres à la fin de janvier, en revenait plein de confiance : « La neutralité est incontestable, écrivait-il le 2 mars, les intentions de l’Angleterre sont loin d’être inquiétantes… Le gouvernement anglais, par intérêt, par prudence, et même par opinion, ne voudra ni nous inquiéter ni nous contrarier. » Le terrain était bon pour traiter : il ne fallait qu’un négociateur habile : « Je vous atteste, concluait-il, que je ne voudrais, pour mon compte, qu’un titre et du temps devant moi pour fonder et établir ici les rapports les plus utiles pour la France. » Ce qu’il écrivait de Londres, il le dit en termes plus formels peut-être après son retour à Paris, au commencement de mars : « L’évêque d’Autun, rapporte un témoin très bien placé pour tout savoir en ces matières[2], a flatté les gens qui gouvernent ici, que, dans aucun cas, l’Angleterre ne

  1. Instructions de Sémonville, 8 avril 1792. — Bianchi, Storia della monarchia piemontese.
  2. Montmorin à La Marck, 19 avril 1792. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck.