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Elle lui sembla faite pour lui. C’est dans cet esprit qu’il en adopta les principes, et de là vint qu’il n’en comprit jamais bien le caractère et la portée. Il y vit surtout un grand déplacement de personnes, une occasion de revanche pour les déshérités de l’ancien régime. Il arrivait trop tard ; il avait été trop secoué par la vie, il avait reçu trop de blessures, il avait gardé de ses longues migrations trop de douleurs et trop de fièvres ; il apportait dans son ardeur de parvenir trop d’impatience et d’âpreté pour ressentir ce qu’il y avait de pur, de généreux, de désintéressé dans le premier élan de la révolution française. Il n’appartenait pas à la génération des jeunes héros : on ne voit aucune commune mesure entre son âme et celle d’un Marceau, d’un Hoche, d’un Desaix. La révolution française n’était pas, à ses yeux, une régénération de l’humanité : c’était une carrière. Il s’y jetait avec un parfait scepticisme, une indifférence complète sur les moyens, prétendant jouer de cette révolution comme Retz avait joué de la fronde, comme naguère Frédéric avait joué de la philosophie et des « lumières » du siècle, la considérant du dehors en quelque sorte, jugeant les partis en étranger, rusant, négociant, traitant avec eux et décidé à se servir de tous sans se livrer à aucun. D’ailleurs, comme il était de son temps, qu’il avait lu Jean-Jacques et s’était imprégné de Diderot, il avait l’émotion facile et le don des larmes. C’était, en toute matière, un merveilleux improvisateur, et sa verve, s’échauffant d’elle-même, pouvait passer pour de l’inspiration. L’extrême souplesse de son tempérament, ses facultés d’assimilation et de mimique faisaient de lui un artiste de l’espèce la plus rare, capable de se composer un grand rôle, de croire à son personnage, de le jouer avec conviction. Il pouvait parler le langage de l’enthousiasme et, par bouffées, en éprouver le sentiment ; mais, descendu de la scène et rentré dans sa loge, il se retrouvait ce qu’il était au fond : un roué qui avait reçu de la nature le génie des expédiens.

Déiste en philosophie, constitutionnel en politique, soldat pardessus tout, c’est-à-dire ennemi né du désordre, méprisant la « canaille, » épris d’un pouvoir fort qui garantirait les réformes civiles, rêvant enfin de voir finir entre ses mains la révolution qui commençait à son profit, il tenait, comme il le dit plus tard à Louis XVI, qu’il fallait faire la part du feu, « abonder totalement dans le sens des jacobins, adopter leur esprit, leur langage pour mieux les tromper[1], » marcher avec eux, en un mot, jusqu’au jour où l’on serait assez fort pour marcher contre eux. C’était un mouvement tournant et préparé de longue main qu’il méditait. Il fut un des premiers à chercher le salut de l’état dans une

  1. Mémoires de Malouet.