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avec quelque argent et une mission d’observateur politique. C’est en Espagne et en Portugal qu’on l’envoie. « Il se prépara au départ, rapporte-t-il, avec de nouvelles espérances, une nouvelle gaîté, et il écrivit à sa cousine. » Toute cette partie de jeunesse est racontée par lui avec un entrain, une verve, une vivacité d’allure qui font penser à la fois aux Mémoires de Beaumarchais et au caractère de son héros.

Il s’amuse fort durant ce voyage, recueille beaucoup de notes et fréquente le beau monde, celui surtout où l’on intrigue : c’est sa vraie salle d’armes et son école d’escrime. Il en revient pour être envoyé en Pologne, où il achève son apprentissage de conspirateur et de partisan. Avant de remonter en chaise de poste, il avait offert une fois de plus à sa cousine de l’épouser ; elle répondit « du pied de son crucifix » qu’elle ne songeait plus aux unions de ce monde. « Il se crut entièrement libre envers elle et ne s’en occupa plus. » Choiseul l’avait envoyé en Pologne, d’Aiguillon l’en rappela. C’est alors que, compromis dans le dernier et inextricable imbroglio de la diplomatie secrète, il fut jeté à la Bastille. Il y fit de bonnes lectures, se moqua de ses juges, et attendit patiemment la grâce que lui accorda Louis XVI en montant sur le trône. On l’envoie achever sa pénitence dans le château de Caen. Le hasard veut que ce château soit voisin du couvent de sa cousine. Elle n’avait point encore pris le voile ; il la revoit, la trouve changée, se persuade que le chagrin l’a flétrie et qu’il en est la cause. Elle tombe malade, il la soigne, s’attendrit en la voyant souffrir, s’enthousiasme à la pensée de la consoler. Elle se guérit, ils se marient ; et font le plus mauvais ménage du monde. Elle était austère, elle se réfugia dans la piété ; lui, prit le parti de se divertir et s’y appliqua du mieux qu’il put.

Cependant il avait rencontré quelques protections. On le replaça ; et c’est ainsi que l’année 1789 le trouva commandant militaire à Cherbourg. Il composait mémoires sur mémoires pour prouver l’utilité et montrer les moyens de créer dans ce port un grand établissement maritime. Ce travail ne lui rapportait ni honneur ni profit, et il était aussi avide de l’un que de l’autre. S’usant ainsi à piétiner dans ces oubliettes de province, chargé de dettes, prodigue et besogneux, agité de toutes les ambitions, se jugeant apte à tous les emplois, rongeant sa chaîne, se poussant dans tous les sens, se heurtant et se meurtrissant à tous les angles, il atteignait, avec un passé de déceptions, l’âge où les plus téméraires cessent de compter avec l’imprévu. Il n’en était encore pourtant qu’à l’apprentissage de sa vie. Mais comment l’eût-il pu croire ? La fortune qui lui était réservée était de celles qui échappent à tous les calculs et déconcertent jusqu’aux rêves. La révolution lui découvrit un monde nouveau.