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c’était une étrange aberration d’en user de la sorte avec lui. Mais Frédéric était philosophe ; on l’était autour de lui ; il y avait à sa cour un parti qui, sans aimer le moins du monde la France, trouvait son intérêt à la gagner, critiquait son gouvernement, vantait ses opposans, affectait de séparer le ministère, tenu en laisse par l’Autriche, de l’opinion, avide de secouer le joug d’une cour où l’on avait pour les dévots toute la considération que Berlin donnait aux philosophes. Prussiens et opposans français professaient une haine commune, celle de l’Autriche : c’était un lien. « L’homme, a dit Rivarol, prendra toujours pour ses amis les ennemis de ses ennemis. » Les nations s’aiment peu, en général, et s’estiment médiocrement les unes les autres. Une inimitié partagée leur tient lieu de sympathie mutuelle ; c’est ce qui explique que leurs amitiés soient si fragiles et résistent si peu aux épreuves. Fondée sur une tradition, nourrie par des passions très ardentes, rattachée à un large et spécieux système qui flattait le goût du temps pour les spéculations politiques, l’alliance prussienne, qualifiée de « naturelle et nécessaire, » semblait le remède à tous les maux dont souffrait l’état et le moyen assuré de racheter les humiliations de la guerre de sept ans par une brillante période de gloire et de conquêtes. Nos opposans se croyaient sûrs de la Prusse, et, forts de cette conviction, avec un mélange d’imprévoyance et de générosité qui n’est pas sans exemple dans notre pays, ils étaient prêts à se livrer en aveugles à l’état étranger dont ils avaient décrété l’alliance.

C’est ainsi que Favier instruisait Dumouriez dans les secrets de la politique. Mais il ne suffisait point de réformer l’Europe ; il fallait vivre, et c’est ce dont Dumouriez ne voyait pas clairement le moyen. Ajoutons qu’il était amoureux. Entre deux campagnes, il s’était, en passant à Pont-Audemer, fiancé avec une de ses cousines. Les parens le prirent mal, et l’on enferma la jeune personne dans un couvent. Faute de mieux, Dumouriez se met alors à courir le monde. Il sollicite une mission en Italie ; en attendant qu’on la lui donne, il se l’attribue, débutant ainsi dans la vie errante qu’il mena si longtemps, ne quitta que pour la durée d’un orage, et reprit ensuite pour finir misérablement dans les auberges, le long des chemins de traverse et des ornières, comme il avait commencé. Mais il était jeune alors ; il avait foi dans l’avenir ; le monde était à lui. Il en prend possession, il s’en va de ville en ville, étudiant les terrains et les hommes, forgeant, selon l’instinct du moment, des plans de bataille ou de négociation. La Corse était en révolution ; elle l’attire, il y débarque et s’y démène si bien qu’à son retour à Paris, M. de Choiseul, qu’il avait prétendu servir, veut le faire embastiller. Favier arrange l’affaire, et Dumouriez s’en retourne, mais cette fois