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Les brillantes études de M. le duc de Broglie ont rendu le nom de Favier aussi familier au public lettré de nos jours qu’il l’était à ses contemporains[1]. C’était, dit Dumouriez dans ses Mémoires, « le plus habile politique de l’Europe. Dumouriez apprit de lui tout ce qu’il sait[2]. » Par la faute de son caractère, qui lui fit un grand nombre d’ennemis, et de ses goûts, qui l’entraînaient dans beaucoup de désordres, Favier en était réduit, dans la diplomatie, au point où Dumouriez se trouvait dans l’armée. Il avait voulu faire carrière de parvenu et il n’avait fait carrière que de mécontent ; mais, comme il était beaucoup plus âgé que Dumouriez, il était mécontent depuis plus longtemps et plus radicalement. Il inculqua donc à son élève le mépris de la diplomatie officielle, la haine des gens en place, et la superstition de la politique secrète, la seule voie par laquelle ils pouvaient encore l’un et l’autre tenter la fortune. Il lui inculqua surtout ses idées, ses plans, son système. Il en professait un, construit de toutes pièces, où l’on trouve, avec une connaissance approfondie de l’Europe et un sentiment très vif des traditions de la France, une critique pénétrante de la politique suivie par Louis XV depuis 1756. On distingue aisément la force de sa critique et la faiblesse de ses propositions. Favier se trompait quand il contestait la nécessité de l’alliance autrichienne en 1756 ; il avait au contraire beau jeu avec le système autrichien, qui, depuis la chute de Bernis, détournait cette alliance de son objet et subordonnait les intérêts essentiels de la France aux calculs de la cour de Vienne. Le fond et le vice de sa politique se résument en un mot : il entendait substituer au système autrichien un système prussien qui en serait la contre-partie.

Cette doctrine de l’alliance prussienne, qui prévalut après 1792 et triompha lors du brillant traité de 1795, était fort populaire sous Louis XV parmi les gens de lettres et les politiques d’opposition. On la rattachait à la tradition de Richelieu, qui était de soutenir contre la maison d’Autriche les états secondaires de l’Allemagne. On oubliait que l’Autriche de 1763 n’avait plus du « colosse » de Charles-Quint que le nom et la légende, que ce n’étaient plus des Autrichiens, mais des Bourbons qui régnaient en Espagne, et que, s’il avait été permis, sauf à s’en repentir, de traiter en auxiliaire l’électeur de Brandebourg, Frédéric avait prouvé, par raisons démonstratives, que

  1. Voir le Secret du roi, II, chap. VIII. — M. Boutaric a donné, dans sa Correspondance secrète de Louis XV, une bonne édition des Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France dans le système de l’Europe, 1773 ; le principal des écrits de Favier.
  2. Les Mémoires de Dumouriez sont composés en forme de récit indirect. Il parle de lui à la troisième personne.