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de sensibilité et de paysannerie : vingt ans avant 93, tout le monde aimait tout le monde, on retournait aux champs, on se refaisait simple, on versait des larmes sur le laboureur, en attendant qu’il versât le sang. La loi presque mathématique des oscillations historiques veut que ces effusions soient suivies de réactions terribles, que la pitié s’aigrisse et que la sensibilité se tourne en fureur. Di avenant omen ! — Je ne prétends tirer de cette étude qu’une conclusion; elle nous intéresse directement. Dans l’esprit d’un écrivain distingué et, par conséquent, dans la conscience plus confuse des lecteurs qui le suivent et le poussent, nous avons parcouru les quatre points d’une courbe fatale : panthéisme, nihilisme, pessimisme, mysticisme. Le Russe, qui fait tout rapidement, est arrivé d’un bond au dernier terme. Et nous, comment échapperons-nous au nihilisme, au pessimisme, ces phénomènes si peu français, qui ont envahi depuis quinze ans notre littérature et éclatent aux yeux les moins exercés? Encore plus que la nature, l’esprit de l’homme a horreur du vide, il ne saurait se tenir longtemps en équilibre sur le néant. Finirons-nous par le mysticisme? Il est à croire que notre tempérament national nous en préservera; il est permis d’espérer qu’une idée religieuse, terme nécessaire de la progression, viendra consoler ces jeunes talens qui nient et souffrent avec tant d’amertume, ou en susciter d’autres si ceux-là ont sombré.

Le mysticisme ! On me dit que le comte Tolstoï, sentant bien où est le danger, se défend énergiquement contre ce mot, qu’il ne le croit pas applicable à un homme qui a placé le règne céleste sur la terre. Notre langue ne me fournit pas d’autre terme pour son cas. L’illustre écrivain, que je n’ai pas l’honneur de connaître, voudra bien me pardonner. Je sais qu’il préférerait me voir louer son évangile et dénigrer ses romans ; je ne le puis. Lecteur passionné de ces derniers, j’en veux d’autant plus à sa doctrine qu’elle me prive de chefs-d’œuvre condamnés à l’avortement. Je ne lui ai pas marchandé les éloges tant que ma raison a pu le suivre et le goûter; aujourd’hui qu’il se dit heureux, il n’a plus besoin d’éloges et la critique doit lui être indifférente. Puisse-t-il, dans son quiétisme chèrement conquis, ne jamais avoir besoin qu’un ami lui dise ce que Fénelon écrivait à Mme Guyon, dans une des Lettres spirituelles: « Je vous plains seulement de cette plaie secrète dont le cœur demeure comme flétri. »


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUE.