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la doctrine du siècle : aujourd’hui elle est païenne. Enfin, et ceci est le point délicat, on ne doit pas tenir compte des ordres et des défenses du pouvoir temporel tant qu’il ignore la vérité. Ici, je traduis un épisode typique.

« Dernièrement, je passais sous la porte de Borovitzkyv à Moscou. Sous la voûte était assis un vieux mendiant estropié, la tête entourée d’un bandeau. Je tirai ma bourse pour lui donner quelque monnaie. Au même instant, je vis descendre du Kremlin et courir vers nous un grenadier, jeune, gaillard, et de bonne mine dans son uniforme. À la vue du soldat, le mendiant se leva, épouvanté, et s’enfuit en boitillant dans le jardin Alexandre, au bas de la colline. Le grenadier le poursuivit un moment en lui criant des injures, parce que cet homme avait contrevenu à la défense de s’asseoir sous la porte. J’attendis le soldat, et quand il me croisa je lui demandai s’il savait lire. « Mais oui, pourquoi ? — As-tu lu l’évangile ? — Je l’ai lu. — As-tu lu le passage : « Celui qui donnera à manger à un affamé… » Et je lui citai le texte. Il le connaissait et m’écoutait avec attention. Je vis qu’il était troublé. Deux passans s’arrêtèrent, nous écoutant. Évidemment le grenadier était mal à l’aise, il ne pouvait accorder ces contradictions : le sentiment d’avoir mal agi, tout en accomplissant strictement son devoir. Il était troublé et cherchait une réponse. Soudain, une lueur passa dans ses yeux intelligens, il se tourna vers moi de côté et dit : « Et toi, as-tu lu le règlement militaire ? » — J’avouai que je ne l’avais pas lu. — « Alors, tais-toi, » reprit le grenadier, et, secouant victorieusement la tête, il s’éloigna d’un pas délibéré. »

Je crois avoir résumé fidèlement ma Religion, mais on ne connaîtrait pas la confiance superbe qui se cache dans le cœur de tout réformateur si je ne traduisais pas littéralement les lignes suivantes.

« Tout me confirmait la vérité du sens que je trouvais à la doctrine du Christ. Mais, pendant longtemps, je ne pus me faire à cette idée étrange qu’après dix-huit siècles durant lesquels la foi chrétienne a été confessée par des milliards d’hommes, après que des milliers de gens ont consacré leur vie à l’étude de cette foi, il m’était donné de découvrir la loi du Christ comme une chose nouvelle. Mais, si étrange que ce fût, c’était ainsi. »

On devine après cela ce que peut être le Commentaire sur l’évangile. Dieu me garde de troubler la quiétude du converti ! Heureusement je n’y réussirais pas. M. Tolstoï affirme dans un hymne de joie, avec l’accent d’une sincérité indiscutable, qu’il a enfin trouvé le repos de l’âme, la raison de vivre, le roc de la foi. Et il nous invite à l’y suivre. Je crains bien que les sceptiques