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renseignés sur le but de la vie. Je compris qu’il fallait vivre comme cette multitude, rentrer dans sa foi simple. Mais ma raison ne pouvait s’accommoder de l’enseignement vicié que l’église distribue aux simples ; alors je me mis à étudier de plus près cet enseignement, à faire la part de la superstition et celle de la vérité. »

Le résultat de cette étude est la doctrine exposée sous ce titre : ma Religion. Cette religion est exactement celle de Sutaïef, expliquée avec l’appareil théologique et scientifique que pouvait y ajouter le savoir d’un homme cultivé. Elle n’en est pas plus claire pour cela. L’évangile reçoit la plus large interprétation rationaliste. M. Tolstoï comprend la doctrine du Christ sur la vie comme les sadducéens, au sens de la vie collective, prolongée de générations en générations, du règne de Dieu sur cette terre par la réunion de tous les hommes dans l’assemblée des saints. Il nie que l’évangile fasse mention d’une résurrection des corps, d’une existence individuelle de l’âme. Dans ce panthéisme inconscient, essai de conciliation entre le christianisme et le bouddhisme, la vie est considérée comme un tout indivisible, une âme du monde dont nous sommes d’éphémères parcelles. Au surplus, une seule chose importe, la morale. Cette morale est toute contenue dans les préceptes de l’évangile : « Ne résistez pas au mal,.. ne jugez pas,.. ne tuez pas. » Donc pas de tribunaux, pas d’armées, pas de prisons, de représailles publiques ou prïvées. Ni guerres ni jugemens. La loi du monde est la lutte pour l’existence, la loi du Christ est le sacrifice de son existence aux autres. Le Turc, l’Allemand ne nous attaqueront pas si nous sommes chrétiens, si nous leur faisons du bien. Le bonheur, fin suprême de la morale, n’est possible que dans la communion de tous les hommes en la doctrine de Jésus-Christ, la vraie, celle de M. Tolstoï et non celle de l’église, dans le retour à la vie naturelle, à la communauté, dans l’abandon des villes et de l’industrie, où la doctrine est d’une application malaisée. A l’appui de ses dires, l’auteur retrace, dans des pages à la Bridaine, d’une rare éloquence et d’une crudité d’images vraiment prophétique, le tableau de la vie selon le monde, depuis la naissance jusqu’à la mort ; cette vie est pire que celle des martyrs du Christ. L’église établie n’est pas épargnée ; l’apôtre de la nouvelle foi, après avoir raconté comment il a vainement cherché le repos dans l’orthodoxie officielle, refait les violens réquisitoires de Sutaïef contre l’église, « chair morte, inutile à l’enfant nouveau-né. » Elle substitue des rites, des formalités à l’esprit de l’évangile. Elle répand des catéchismes où il est dit qu’on peut juger, tuer pour le service de l’état, qu’on peut prendre la chose d’autrui et résister au mal. Depuis Constantin, l’église s’est perdue en déviant de la doctrine de Dieu pour suivre