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comme je ne puis atteindre cette connaissance, la vie est impossible. — Dans l’infini du temps, dans l’infini de la matière, dans l’infini de l’espace, une cellule organique se forme, se soutient une minute et crève. Cette cellule, c’est moi. » — Cela lui semblait, un sophisme barbare, et pourtant c’était là le seul, le suprême résultat des efforts séculaires de la pensée humaine sur ce sujet. C’était la dernière croyance où aboutissaient toutes les recherches de cette pensée. — Accablé par ces affres, Lévine se prend en horreur, il va désespérer de tout. Alors intervient le moujik sauveur, le moujik illuminateur. Un soir, en remuant des meules de foin, le bonhomme Fédor laisse échapper quelques aphorismes de sagesse paysanne, dans le goût de Karataïef : « Il ne faut pas vivre pour soi,.. il faut vivre pour Dieu… » En écoutant cet homme, Lévine a trouvé son chemin de Damas ; il est touché de la grâce, la clarté se fait dans son esprit. « Tout le mal vient de la sottise de la raison, de la coquinerie de la raison. » — Il n’y a qu’à aimer et à croire, ce n’est pas plus difficile que cela. Et le livre s’achève dans le rayonnement de ce bonheur mystique, où l’homme déborde d’intelligence, d’amour, et de joie. Inclinons-nous sans chercher à comprendre devant le mystère de cet apaisement subit, de cette foi vague en dehors de tout dogme défini.


IV

Cette consolation du quiétisme, révélée par un humble apôtre, qui est l’apothéose finale de tous les romans de Tolstoï, le ciel la lui réservait en réalité. Lui aussi allait trouver son Karataïef. — Après Anna Karénine, on attendait avec impatience une nouvelle production de l’écrivain. Les gens bien informés assuraient qu’il avait entrepris une continuation de Guerre et Paix, un nouveau roman sur l’époque si intéressante des décembristes. Le monde littéraire se réjouissait d’avance. Cependant rien ne venait, sauf quelques contes pour les enfans, un entre autres d’une grâce délicieuse : De quoi vivent les hommes. On devinait dans ces contes une âme déjà ravie aux réalités terrestres. Enfin des bruits se répandirent, désolans pour les profanes : le romancier avait brisé sa plume et définitivement renoncé à l’art ; il ne souffrait plus qu’on lui parlât de ses œuvres, vanité du siècle, il appartenait tout entier au soin de son âme, à de hautes spéculations religieuses. Le comte Tolstoï avait rencontré sur sa route Sutaïef, le sectaire de Tver. Je n’ai pas à revenir sur cette figure originale ; quelques lecteurs se souviendront peut-être d’une étude détaillée, publiée ici-même[1] sur ce doux idéaliste, l’un

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1883.