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sincérité que nous recevons. Tolstoï, suivant le mot de Pascal, « ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, en sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir. »

J’en demande pardon à nos naturalistes ; mais, pénétrés comme ils le sont par notre éducation classique, ils ne pourront jamais atteindre la simplicité qui fait la puissance du conteur russe quand il ne verse pas dans les thèses philosophiques. On sent toujours chez eux l’arrangement, le besoin de fixer l’attention ; ils ne peuvent se résoudre à abandonner l’antithèse, la grande et très légitime ressource littéraire de l’esprit français. Ce n’est pas de cela que je leur ferai un reproche ; restons ce que nous sommes, ne nous déguisons pas en primitifs, en Touraniens ; nous n’apprendrions pas à écrire les Mille et Une Nuits et nous oublierions comment on écrit Candide. — Je veux noter encore une différence entre le réalisme de Tolstoï et le nôtre ; le sien s’applique de préférence à l’étude des âmes difficiles, de celles qui se défendent contre l’observateur par les raffinemens de l’éducation et le masque des conventions sociales. Cette lutte entre le peintre et son modèle me passionne, et je ne suis pas le seul. Que vous le vouliez ou non, ce sont les sommets qui attirent d’abord notre regard dans le spectacle du monde ; si vous vous attardez dans les bas-fonds, le public ne vous suit pas, il court demander au plus médiocre faiseur des histoires de grandeurs : soit de la grandeur morale, qui brille partout et ramène à l’étude des humbles ; soit de la grandeur sociale, qui s’étale dans certaines conditions. Vous ne retenez ce public que par l’obscénité, par une prime à ses instincts les plus brutaux ; nous attendons encore le roman naturaliste de mœurs populaires qui se fera lire en restant décent. Chaque matin, des journaux avisés impriment pour la foule le compte-rendu de fêtes qu’elle ne verra jamais ; ils savent bien que sa curiosité se porte à ces récits plus volontiers qu’aux descriptions de cabarets. Comme tout ce qui vit, elle regarde en haut ; placez-la entre un microscope et un télescope : les deux magiciens font voir des merveilles, et pourtant la foule n’hésitera pas, elle ira aux étoiles.

J’ai essayé de démêler les traits qui semblent faire rentrer Tolstoï dans tels ou tels des compartimens inventés par notre rhétorique ; au fond, je sens bien qu’il leur échappe et qu’il m’échappe. C’est que toutes ces étiquettes sont assez factices, toutes ces querelles assez puériles. Avec notre goût de symétrie, nous forgeons des classifications bornées pour nous reconnaître dans le désordre et la liberté de l’esprit humain ; nous y réussissons autant que l’astronome à inscrire tout le ciel dans les douze signes de son petit rond