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défiance par ceux qui avaient applaudi à son départ. Mais l’humeur que, dans les derniers temps, il lui avait témoignée à elle-même de sa présence à l’armée ne le recommandait pas non plus à la bienveillance des amis qui la regrettaient. Puis on paie toujours tôt ou tard, dans le monde, surtout à la cour, les avantages dont on a joui tout seul, surtout quand on les a étalés avec trop peu de ménagement ; le revers de la médaille, c’est qu’au jour de la disgrâce, on n’est défendu ni regretté par personne. Ce fut le sort qu’éprouva Noailles ; il put lire, le jour de sa rentrée à Metz, la malveillance dans tous les regards. « Le déchaînement contre lui est universel, « écrit Luynes dans son Journal, et, effectivement, pendant qu’il traversait les rangs des courtisans pour entrer dans le cabinet du roi, il put entendre murmurer assez haut derrière lui des plaisanteries sur ce qu’il appelait encore sa victoire du 23 août, et ce que toute l’armée avait baptisé du nom de journée des culbutes. Tous les yeux étaient ouverts et toutes les oreilles tendues pour apprendre quel accueil il allait recevoir.

La curiosité fut déçue, au moins ce jour-là, car le roi ne laissa rien voir sur son visage. « Voilà le maréchal arrivé depuis hier, écrivait Belle-Isle au comte de Clermont. Il vint chez le roi sur les huit heures. Sa Majesté jouait ; le maréchal s’approcha, il mit un genou en terre et lui baisa la main. Le roi dit : « Monsieur le maréchal, vous voyez un ressuscité. » Cela dit, il ne fut question de rien de part ni d’autre. Le roi fit des questions générales sur les blessés, demanda où était présentement le prince Charles, M. de Noailles s’en alla, comme tout le monde, après le jeu. » Il y avait pourtant eu un moment, dans le cours de l’entretien, où les malins avaient cru triompher, car le roi avait demandé assez haut : « Monsieur le maréchal, comment avez-vous fait pour ne pas être culbuté comme MM. tel et tel (qu’il nomma) ? » Mais Noailles, sans se troubler, répondit qu’il n’était pas présent là où la confusion avait eu lieu, et profita de la question pour faire connaître la nature de l’accident et les mesures qu’il avait prises afin d’en empêcher les suites. Le roi parut agréer ses explications, a En somme, écrivait Tencin, la réception a été un problème. Est-elle bonne ? est-elle mauvaise ? Les sentimens sont partagés ; ce qu’il en faut conclure, c’est qu’elle n’a pas été brillante[1]. »

Tencin avait raison : les favoris sont comme les amans ; ce qu’ils doivent le plus redouter, ce n’est pas l’irritation, c’est l’indifférence, et la froideur polie du roi dut paraître à Noailles le plus alarmant des symptômes ; mieux aurait valu cent fois des reproches un peu vifs qui lui

  1. Rousset, t. I, Introduction, p. CL, CLIII. — Mémoires de Luynes, t. VI, p. 73.