Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est un agent consulaire, qui a servi sans éclat et vit comme ses bonshommes, mange le même pain, souffre les mêmes nécessités. Où puise-t-il son droit de persiflage ? Il écrit bien : que m’importe ! Cela aussi est une vanité de lettré chinois et ne lui donne aucune autorité sur mon jugement. Je connais M. Gustave Flaubert ; c’est un Rouennais malade qui fait des charges d’atelier aux bourgeois ; son grand talent ne prouve pas qu’il raisonne des choses plus pertinemment que vous ou moi. Si je suis pessimiste, je trouve à mon tour les prétentions littéraires de ces messieurs aussi funambulesques que les décrets du prince de Parme ou les études scientifiques de Pécuchet. — Tolstoï, lui aussi, traite de haut ses personnages, et sa froideur touche de bien près à l’ironie ; mais, derrière les marionnettes qu’il fait mouvoir, ce n’est pas sa pauvre main d’homme que j’aperçois, c’est quelque chose d’occulte et de formidable, l’ombre de l’infini toujours présente ; non pas un de ces dogmes arrêtés, une de ces catégories de l’idée divine sur lesquelles mon nihilisme pourrait mordre ; non, mais une interrogation muette sur l’inaccessible, un soupir lointain de la fatalité dans le néant. Alors le théâtre de Polichinelle s’élargit, il devient la scène d’Eschyle : dans les ténèbres du fond, au-dessus du misérable Prométhée, je vois passer la Puissance, la Force, les éternelles inconnues qui ont vraiment le droit de ricaner sur l’homme ; et devant elles, je me courbe. Autre raison ; comment tiendrais-je pour des mages impassibles, ou simplement pour des traducteurs sincères de la réalité, ces artistes que je sens préoccupés tout le temps de leurs effets, M. Beyle qui aiguise des concetti, M. Flaubert qui essaie des périodes musicales, des rythmes sonores de mots ? Tolstoï est plus logique ; il sacrifie de propos délibéré le style pour mieux s’effacer devant son œuvre. A ses débuts, il avait souci de la forme ; je rencontre des pages de style dans les Kosaks et les Trois Morts ; depuis, il a éliminé volontairement cette séduction. Ne lui demandez pas l’admirable langue de Tourguénef ; la propriété et la clarté de l’expression, sinon de l’idée, voilà ses seuls mérites. Sa phrase est lâchée, fatigante à force de répétitions ; les adjectifs s’accumulent sans ordre, autant qu’il est besoin pour ajouter des touches de couleur à un portrait ; les incidentes se greffent les unes sur les autres pour épuiser tous les replis de la pensée de l’auteur. A notre point de vue, cette absence de style est une infériorité impardonnable ; mais elle me paraît la conséquence rigoureuse de la doctrine réaliste, qui prétend écarter toutes les conventions ; or le style en est une, c’est de plus une chance d’erreur interposée entre l’observation exacte des faits et notre regard. Il faut bien avouer que ce dédain voulu, s’il blesse nos prédilections, ajoute à l’impression de