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avait à dire, projetant ses éclats avec une force surhumaine, plongea en terre ; sous la violence du coup, la terre rendit un gémissement… » Et les trajets en chemin de fer, dans Anna Karénine, la locomotive qui entre en gare, le train qui se déroule lentement, s’arrête… Enfin il applique rigoureusement le premier dogme de l’école, l’impassibilité du conteur. Ici le pessimisme nihiliste est très logique avec lui-même. Persuadé de la vanité de toutes les actions humaines, persuadé que nous sommes tous des Bouvard ou des Pécuchet risibles et stupides, le metteur en scène doit se maintenir de sang-froid, dans l’état de l’homme grave qui se réveille au milieu d’un bal à l’aurore, et considère comme des fous tous ces énergumènes qui pirouettent ; ou encore de l’étranger repu qui entre dans une salle où l’on dîne, et trouve grotesque le mouvement machinal de toutes ces bouches, de ces fourchettes. Bref, l’écrivain pessimiste doit rester un juge supérieur à ses personnages, comme le président des assises vis-à-vis de ses tristes justiciables.

Tolstoï emploie tous ces procédés, il les pousse aussi loin qu’aucun de nos romanciers ; comment se fait-il qu’il produise sur le lecteur une impression si différente ? Pour ce qui est du naturalisme et de l’impressionnisme, tout le secret est dans une question de mesure. Ce que d’autres recherchent, lui le rencontre et ne l’évite pas. Il laisse une place à la trivialité, parce qu’elle en a une dans la vie, et qu’il veut peindre toute la vie ; mais, comme il ne s’attaque pas de parti-pris aux sujets dont la trivialité fait le fond, il lui donne la place, après tout très secondaire, qu’elle tient dans tous les spectacles où se fixe notre attention ; en traversant une rue, en visitant une maison, on se heurte parfois à des objets dégoûtans ; l’accident est rare si l’on ne cherche pas ces objets. Tolstoï nous en montre juste ce qu’il faut pour qu’on ne le soupçonne pas d’avoir balayé d’avance la rue et la maison. De même pour l’impressionnisme ; il sait que l’écrivain peut essayer de rendre certaines sensations rapides et subtiles, mais que ces essais ne doivent pas dégénérer en habitude de nervosité maladive. Surtout, — et c’est là son honneur, — Tolstoï n’est jamais obscène ni malsain. Guerre et Paix est dans les mains de toutes les jeunes filles russes ; Anna Karénine déroule sa donnée périlleuse comme un manuel de morale, sans une peinture libre.

Quant à l’impassibilité, celle de Tolstoï s’impose pour des raisons plus profondes. Stendhal et Flaubert, — je ne parle que des morts, — se sont institués juges de leurs semblables ; ils me donnent toutes les créatures pour dignes de leur pitié. Au nom de quel principe supérieur ? Pourquoi laisserais-je prendre à ces demi-dieux cette domination sur moi ? Car enfin, je connais M. Henri Beyle ;