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Tolstoï. Par où se rapproche-t-il, par où s’éloigne-t-il des écrivains qui ont inauguré chez nous la même école ? Il ne leur doit rien, puisqu’il les a précédés, pas plus qu’ils ne lui doivent, puisqu’ils l’ont forcément ignoré. Tout au plus pourrait-on soupçonner chez lui l’influence de Stendhal, et je ne crois pas que Tolstoï l’ait pratiqué. Quant à Balzac, l’auteur russe lui a certainement demandé quelques leçons, mais il est impossible d’imaginer deux natures d’esprit plus dissemblables. Je n’ai jamais compris d’ailleurs comment on pouvait rattacher au réalisme le plus furieux idéaliste de notre siècle, le voyant qui a toujours vécu dans un mirage, mirage des millions, du pouvoir absolu, de l’amour pur, et tant d’autres. Le charme et le génie de Balzac, c’est qu’il emprunte des matériaux à la réalité pour en former un édifice chimérique ; le portrait de Karénine est exact et triste comme un signalement de police ; ceux de Rastignac ou de Marsay sont transformés, glorifiés par la vision intérieure du peintre.

Au contraire, si l’on prend notre nouvelle école à Gustave Flaubert, on retrouve chez Tolstoï beaucoup de son esprit et de ses procédés ; le nihilisme et le pessimisme comme inspiration, le naturalisme, l’impressionnisme et l’impassibilité comme moyens. Tolstoï est naturaliste, si le mot a un sens, par son extrême naturel, par la rigueur de son étude scientifique ; il l’est même à l’excès, car il ne recule pas devant le détail bas, grossier : voyez, dans Guerre et Paix, le bain des soldats dans l’étang, et la complaisance de l’auteur pour « cette masse de chair humaine, blanche, nue, grouillant dans l’eau sale,.. ce sous-officier tanné, poilu… » Le célèbre mendiant de la côte d’Yonville n’aurait rien à envier à Karataïef : « Sa plus grande souffrance, c’étaient ses pieds nus, écorchés, avec des croûtes ; le froid était moins pénible, d’ailleurs les poux qui le dévoraient réchauffaient son corps… Le petit chien de Karataïef était content ; de tous côtés traînaient des chairs d’animaux de toute espèce, depuis celles des hommes jusqu’à celles des chevaux, à divers degrés de décomposition ; et comme les soldats ne laissaient pas approcher les loups, le petit chien s’empiffrait à son aise… » Je pourrais citer cent exemples de ce genre ; il en est même que je pourrais difficilement citer. — Tolstoï est impressionniste, sa phrase essaie souvent de nous rendre la sensation matérielle d’un spectacle, d’un objet, d’un bruit. L’armée passe en désordre sur le pont de Braunau ; « derrière se traînaient encore des télègues, des soldats, des fourgons, des soldats, des charrettes, des soldats, des caissons, des soldats, parfois des femmes… » — « Un sifflement déchira l’air : plus proche, plus rapide et plus bruyant, plus bruyant et plus rapide, le boulet, comme n’ayant pas achevé tout ce qu’il