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raisonnemens abstraits sur des idées qu’il a le don de faire vivre par l’expression plastique ; il ne comprend pas que ses personnages les traduisent bien plus clairement à nos yeux par leurs actions et leurs discours que tous les raisonnemens de l’auteur ne sauraient le faire.


III

Anna Karénine est le testament littéraire du comte Tolstoï ; il a poursuivi durant de longues années la composition de ce roman, qui paraissait par fragmens dans une revue de Moscou. La publication de l’œuvre complète ne date que de 1877 : j’ai été témoin de la curiosité soulevée en Russie par cet événement intellectuel. L’écrivain tentait de fixer dans ce livre l’image de la société contemporaine, comme il avait fait dans Guerre et Paix pour la société d’autrefois. Pour deux raisons au moins, la tâche était impossible. D’une part, le présent ne nous appartient pas comme le passé ; il nous déborde et nous illusionne, il n’a pas subi ce travail de tassement qui permet d’embrasser, à un demi-siècle de distance, toutes les grandes lignes et toutes les grandes figures d’une époque. Dans les allées d’un cimetière, on discerne du premier coup d’œil les hautes tombes ; dans la rue, — dans la rue moderne du moins, — tous les hommes se ressemblent, ils ne sont pas classés. D’autre part, les libertés que Tolstoï avait pu prendre avec les souverains et les hommes d’état défunts, avec les idées mortes, il ne pouvait plus se les permettre avec les idées et les hommes vivans. Ce second livre sur la vie russe n’a pas l’allure d’épopée, la puissance d’étreinte et la complexité de son aîné ; en revanche, il se rapproche davantage de nos préférences littéraires par l’unité du sujet, la continuité de l’action, le développement du caractère principal. Notre public y sera moins dépaysé ; il y trouvera même deux suicides et un adultère. Que le Malin ne se réjouisse pas trop tôt ! Tolstoï s’est proposé d’écrire le livre le plus moral qui ait jamais été fait et il a atteint son but. Le héros abstrait de ce livre, c’est le Devoir, opposé aux entraînemens de la passion. L’auteur développe parallèlement le récit d’une existence jetée hors des cadres réguliers et la contre-épreuve, l’histoire d’un amour légitime, d’un foyer de famille et de travail. Jamais prédicateur n’a opposé avec plus de force la peinture de l’enfer à celle du… purgatoire. L’écrivain réaliste n’est pas de ceux qui veulent ou savent voir le paradis dans aucune des conditions humaines. Les curieux de comparaisons littéraires pourront lire ce livre après le dernier roman de M.