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sensibilité ; ne lui demandez pas la conséquence. Racine eût pu rencontrer Marie Bolkonsky ; l’abbé Prévost eût préféré Natacha Rostof. Fiancée au prince André, le seul homme qu’elle aime véritablement, Natacha s’affole d’un engoûment fatal pour ce mauvais sujet de Kouraguine ; désabusée à temps, elle retrouve André mourant de ses blessures et le soigne avec un morne désespoir. Il y a dans toute cette partie du livre une étude géniale, inexorable comme la vie, comme ses malheurs subits. Ici tout se réunit pour porter le roman : l’intérêt fiévreux de l’action et l’observation savante d’un cas du cœur. Après la mort d’André, Natacha finit par épouser le brave Pierre, qui l’aime en secret. Les lecteurs français se récrieront d’horreur devant ces renverses de l’amour ; c’est la vie, et Tolstoï sacrifie toutes les conventions au besoin de la peindre telle qu’elle est. Ne pensez pas, d’ailleurs, qu’il cherche le romanesque : les tergiversations de la jeune fille aboutissent en dernier ressort au bonheur conjugal, aux joies solides du foyer ; l’écrivain russe leur consacre de longues pages, trop longues peut-être à notre gré ; il a le culte de la famille et des affections légitimes ; les sentimens qui sortent de ce cadre lui paraissent des exceptions maladives, qu’il faut décrire curieusement, sans aucune sympathie. À ce titre, il analyse d’une plume expérimentée, mais avec un dégoût visible, les manèges de la haute coquetterie dans les salons de Saint-Pétersbourg. Comme Tourguénef, Tolstoï pense médiocrement des femmes de la cour ; la conclusion de tous ces récits est, à peu de chose près, celle du grave président de Montesquieu, dans l’Esprit des lois : « Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, parce que la distinction des rangs les appelant à la cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu près le seul qu’on y tolère. Chacun se sert de leurs agrémens et de leurs passions pour avancer sa fortune ; et comme leur faiblesse ne leur permet pas l’orgueil, mais la vanité, le luxe y règne toujours avec elles. » Heureusement, on ne voit rien de semblable dans les républiques.

Le tenace écrivain a fait suivre son roman d’un long appendice philosophique. Il y revient, sous une forme purement doctrinale, sur les questions de métaphysique qui le tourmentent le plus ; il développe des considérations ténébreuses sur la nécessité, le libre arbitre, sur l’origine et l’essence du pouvoir. Il nous apprend une fois de plus qu’il est fataliste ; il essaie de se rendre compte du pouvoir comme d’un rapport entre les parties du corps social, ce qui est définir la question et non la résoudre. — On n’a pas traduit cet appendice dans l’édition qui va nous être donnée, et on a bien fait ; aucun lecteur français n’eût affronté cette fatigue inutile. L’erreur de Tolstoï est de vouloir toujours insister par des