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sanctification, la divinisation de la brute élémentaire, bonne d’ailleurs et vaguement fraternelle. La racine de l’idée, la voici : l’homme civilisé souffre du poids de sa raison, inutile, puisqu’elle ne réussit pas à lui expliquer le but de sa vie ; donc il doit faire effort pour éteindre cette raison, pour redescendre du compliqué au simple. Sous des formes variées, cette aspiration anime toute l’œuvre de Tolstoï. Il a réuni dans un volume des articles pédagogiques sur l’enseignement populaire ; ce volume roule sur une idée : « Je veux apprendre aux enfans du peuple à penser et à écrire ; c’est moi qui devrais apprendre à leur école à écrire et à penser. Nous cherchons notre idéal devant nous, tandis qu’il est derrière nous. Le développement de l’homme n’est pas le moyen de réaliser cet idéal d’harmonie que nous portons en nous, c’est au contraire un obstacle à sa réalisation. Un enfant bien portant qui vient au monde satisfait pleinement cet idéal de vérité, de beauté et de bonté dont il s’éloignera ensuite chaque jour ; il est plus près des créatures non pensantes, de l’animal, de la plante, de la nature, qui est le type éternel de vérité, de beauté et de bonté. »

Vous reconnaissez, n’est-ce pas, la filiation de l’idée, le vertige séculaire de l’ascétisme oriental, le culte du yogui, du fakir immobile qui contemple son nombril ? Nous ne sommes pas loin de lui avec le bon Karataïef, Il qui se déchaussait lentement,.. exhalant une odeur aigre de sueur,.. et accroupi, les mains croisées sur ses genoux, regardait fixement Pierre. » L’Occident n’a pas toujours été indemne de ce mal ; lui aussi, dans les égaremens de l’ascétisme, il a béatifié la brute et faussé la divine parabole sur les simples d’esprit. Mais la vraie patrie de ce renoncement contagieux, c’est l’Asie ; la source, mère, c’est l’Inde et ses doctrines ; elles revivent, à peine modifiées, dans la frénésie qui précipite une partie de la Russie vers cette abnégation intellectuelle et morale, parfois stupide de quiétisme, parfois sublime de dévouaient, comme l’évangile du Bouddha. Tout se touche.

Pour ne pas demeurer sur ces abstractions inintelligibles, je voudrais dire un mot des femmes de Tolstoï. Elles sont proches parentes des héroïnes de Tourguénef, traitées avec moins de grâce émue, peut-être avec plus de profondeur. Deux figures se détachent de l’ensemble. D’abord Marie Bolkonsky, la sœur d’André, la fille pieuse, dévouée à adoucir la vieillesse d’un père acariâtre ; apparition touchante, angélique comme une silhouette de peintre primitif, sous le trait dur qui la dessine. Tout autre est Natacha Rostof, l’enfant vibrante et séduisante, aimée de tous, éprise de plusieurs, et qui traverse toute cette œuvre sévère, laissant derrière elle un parfum d’amour. Elle est bonne, droite, sincère, mais esclave de sa