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l’auteur développe cet état de pensée que nous avons saisi dans ses premières notes de jeunesse, cet hymne du nirvana, qu’on ne chante pas autrement à Ceylan ou au Thibet. Il faut bien le dire, Pierre Bézouchof est le frère aîné de ces riches, de ces savans, qui un jour « iront dans le peuple, » partageront de bon gré ses souffrances, porteront une bombe de dynamite sous leur caftan comme Pierre porte un poignard sous le sien, mus par ce double besoin : prendre sa part des souffrances communes, jouir de l’anéantissement des autres et de soi-même.

Bézouchof, prisonnier des Français, rencontre parmi ses compagnons d’infortune un pauvre soldat, un paysan à l’âme obscure, à peine pensante, Platon Karataïef. Cet homme endure la misère de ces jours terribles avec l’humble résignation de la bête de somme, il regarde le comte Pierre avec un bon sourire innocent, il lui adresse quelques paroles naïves, des proverbes populaires au sens vague, empreints de résignation, de fraternité, de fatalisme surtout ; un soir qu’il ne peut plus avancer, les serre-files le fusillent sous un pin, dans la neige, et l’homme reçoit la mort avec cette même acceptation indifférente de toutes choses, comme un chien malade, disons le mot, comme une brute. — De cette rencontre date une révolution morale dans l’âme de Pierre. Ici je n’espère plus faire comprendre à mes compatriotes ; je dis ce qui est. Bézouchof, le noble, le civilisé, le savant, se met à l’école de cette créature primaire ; il a trouvé enfin son idéal de vie, son explication rationnelle du monde dans ce simple d’esprit. Il garde le souvenir et le nom de Karataïef comme un talisman ; depuis lors, il lui suffit de penser à l’humble moujik pour se sentir apaisé, heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer dans la création. L’évolution intellectuelle de notre philosophe est achevée, il est parvenu à l’avatar suprême, l’indifférence mystique. — Quand Tolstoï écrivait cet épisode, il y a vingt-cinq ans, avait-il le pressentiment qu’il trouverait un jour son Karataïef, qu’il traverserait la même crise et se mettrait à la même école, pour en sortir régénéré ? Nous verrons tout à l’heure comment il a prophétisé son propre cas ; constatons dès maintenant qu’il a fixé le premier, dans ce singulier chapitre, l’idéal de presque toute la littérature contemporaine en Russie. Karataïef s’appellera légion ; sous des noms et des figures diverses, chacun proposera à notre admiration cette forme végétative de l’existence ; M. Dostoïevsky consacrera à la gloire de ce héros, le moujik, à la nécessité de lui immoler la civilisation et la raison, toute une œuvre sibylline, une œuvre qui a pénétré et remué la Russie moderne aussi profondément peut-être que l’œuvre de Rousseau a remué la France du siècle passé. Le dernier mot de la sagesse humaine, c’est la