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reçu chez Spéransky ; — on sait quelle fut l’inconcevable fortune de ce séminariste, sorte de Sieyès qui faillit doter la Russie d’une constitution et gouverna quelque temps l’empire au nom de la raison pure, avec des syllogismes de docteur en droit canon. — « Le trait capital de l’esprit de Spéransky, celui qui frappa le prince André, c’était sa foi absolue, inébranlable, dans la force et la légitimité de la raison. Il était évident que jamais le cerveau de Spéransky n’avait donné accès à cette pensée, si familière au prince André, qu’on ne peut pas formuler tout ce que l’on pense ; jamais ? ce doute ne lui était venu : « Tout ce que je pense, tout ce que je crois, est-ce autre chose qu’une absurdité ? » Et cette disposition d’esprit exceptionnelle de l’homme d’état le rendait particulièrement sympathique à André. » — Vous le reconnaissez à ce trait, le nihiliste qui se dérobe soudain et s’enfuit à perte de certitude dans son néant. La dernière remarque est juste ; elle explique bien l’ascendant que prit Spéransky sur son souverain et sur son pays, et, d’une façon plus générale, l’attrait qui ramène toujours ces irrésolus au tour d’esprit positif de l’Occident. — Grièvement blessé après Austerlitz, André est étendu sur le champ de bataille, les yeux attachés au ciel, « ce ciel lointain, élevé, éternel. » Je ne peux citer tout le passage, qui est d’une rare beauté ; mais écoutez le cri du moribond : « Si je pouvais dire maintenant : Seigneur, ayez pitié de moi ! Mais à qui le dirais-je ! Ou une force indéfinie, inaccessible, à qui je ne puis m’adresser, que je ne puis même exprimer par des mots, le grand tout ou le grand rien, — ou bien ce Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que m’a donnée Marie ? .. Rien, il n’y a rien de certain, excepté le néant de tout ce que je conçois et la majesté de quelque chose d’auguste que je ne conçois pas ! »

Pierre Bézouchof est plus humain de caractère, mais son intelligence est de qualité tout aussi mystérieuse. Ce gros homme lymphatique, distrait, facile aux rougeurs et aux larmes, toujours prêt à se donner, avec un fonds d’émotion naïve pour tous les amours, de générosité inépuisable pour toutes les souffrances, c’est le bon seigneur russe, la machine nerveuse sans volonté, proie perpétuelle de tous les entraînemens de conduite et d’idées ; et dans cette épaisse enveloppe, encore une âme subtile, mystique, de moine hindou. Un jour Pierre a donné sa parole d’honneur à son ami André qu’il n’irait pas à une orgie de jeunes gens ; le soir venu, il hésite : « enfin il pensa que toutes ces paroles d’honneur sont des choses conventionnelles, qui n’ont aucun sens défini, surtout si l’on se prend à songer : peut-être que demain je mourrai, ou qu’il arrivera tel événement extraordinaire, à la suite duquel il n’y aura plus