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russe, désigné au hasard par le colonel du régiment ; l’empereur prend cette croix, sur le coussin qu’on lui présente, « d’une petite main blanche, grassouillette. » La veille de Borodino, il est à sa toilette ; Fabvier lui rend compte des prisonniers faits dans la journée, et « un valet de chambre éponge ce corps gras et nu. » Mais avec Napoléon, Tolstoï prend des libertés plus franches : le procédé est plus curieux à étudier quand il l’applique au souverain de son pays. Ici les précautions sont infinies, la convenance parfaite, et néanmoins le prestige est aussi sûrement atteint par la disproportion entre les actes habituels de l’homme et le rôle formidable qu’il joue. Je cite un exemple entre cent : Alexandre est à Moscou ; il reçoit les ovations de son peuple au Kremlin, en 1812, à l’heure solennelle où l’on proclame la guerre sainte.

« Après le dîner du tsar, le maître des cérémonies dit, en regardant à la fenêtre :

« — Le peuple espère encore contempler Votre Majesté.

« L’empereur se leva, achevant de manger un biscuit, et sortit sur le balcon. Le peuple se précipita vers le perron.

« — Notre ange ! Notre père ! Hurrah ! criait la foule. Et de nouveau les femmes et quelques hommes plus faibles pleuraient de bonheur. Un assez gros morceau du biscuit que l’empereur tenait à la main se brisa, tomba sur la balustrade du balcon et de là sur le sol. L’homme le plus rapproché, un cocher vêtu d’une blouse, se jeta sur le morceau de biscuit et le ramassa. D’autres se ruèrent sur le cocher. Ce que voyant, l’empereur se fit apporter une assiette de biscuits et se mit à les jeter du balcon sur la foule. Les yeux de Pierre se remplirent de sang, le danger d’être écrasé le surexcitait encore plus, il se précipita en avant. Il ne savait pas pourquoi, mais il fallait qu’il recueillît un des biscuits tombés de la main du tsar… »

Dans le même ordre d’idées, je ne sais rien de plus vrai que le récit de l’audience accordée par l’empereur d’Autriche à Bolkonsky, dépêché en courrier à Brünn, avec la nouvelle d’un succès des alliés. Quelle étude savante dans ce désenchantement graduel du jeune officier, qui voit sa bataille s’évanouir dans l’opinion des hommes ! Il l’a quittée en plein rêve, il va remuer le monde avec l’annonce de l’exploit qu’il apporte ; arrivé à Brünn, c’est une cascade de seaux d’eau froide sur son rêve ; l’aide-de-camp a si poli » du ministre de la guerre, le ministre, le diplomate Bilibine, l’empereur enfin, qui lui adresse quelques paroles distraites, les questions d’usage sur l’heure, le lieu de l’affaire, et le compliment banal de rigueur. Quand il sort de là, après s’être heurté aux points de vision des hommes, divers suivant leurs intérêts, le pauvre