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Après la guerre, ce que Tolstoï étudie avec le plus de passion et déshonneur, c’est l’intrigue des hautes sphères de la société et de leur, centre de gravitation, la cour. Comme les différences de race et de pays s’effacent à mesure qu’on s’élève, ici le romancier ne crée plus seulement des types russes, il crée des types humains, universels et éternels. Depuis Saint-Simon, nul n’a aussi curieusement démonté la mécanique de la cour, comme eût dit l’observateur de Versailles. Presque toujours, quand les écrivains d’imagination entreprennent de peindre ces milieux fermés, nous leur refusons notre confiance ; nous devinons, à mille fausses notes, qu’on a écouté aux portes, vu à travers le trou de la serrure. La supériorité de l’auteur russe, c’est qu’il est dans son élément natal, il a vu et pratiqué la cour comme l’armée ; il parle de ses pairs avec leur langage, leur éducation ; de là une information abondante et sûre, celle du comédien qui divulgue les secrets des planches. Entrez dans le salon de la vieille dame d’honneur, Anna Schérer ; écoutez les papotages des émigrés, les jugemens sur Bonaparte, les manœuvres des courtisans et cet « accent de tristesse respectueuse » avec lequel on prononce les noms des membres de la famille impériale ; asseyez-vous à la table de Spéransky, dans l’intérieur de l’homme d’état, « qui rit comme on rit sur la scène ; » suivez la trace du souverain dans les bals, à cette aurore qui se lève sur tous les visages dès qu’il entre dans une salle ; surtout approchez-vous du lit de mort du vieux comte Bézouchof, regardez la tragédie qui se joue sous les masques de l’étiquette, la querelle des bas intérêts autour de ce mourant sans voix, l’agitation de toutes ces âmes. Ici le sinistre, comme ailleurs le sublime, emprunte une énergie sans pareille à la sincérité, à la simplicité du tableau, à la contention que le savoir-vivre impose aux physionomies et aux paroles.

Il faut lire tous les passages où Tolstoï fait agir et parler l’empereur Napoléon, l’empereur Alexandre ; on comprendra la place qu’il y a dans l’esprit russe pour le nihilisme, en tant que négation des grandeurs et des respects consacrés par l’assentiment commun. Le ton de l’écrivain est plein de déférence, on ne peut même dire qu’il rapetisse la majesté du pouvoir ; seulement, en la montrant aux prises avec les menues exigences de la vie, il la détruit. On trouvera, disséminés dans le récit, dix ou douze petits portraits de Napoléon achevés avec un soin minutieux ; aucune hostilité, pas un trait de caricature ; mais, par cela seul qu’on l’abstrait un moment de la légende, l’homme prodigieux s’écroule. Le plus souvent, c’est un détail d’observation physique, habilement glissé, qui semble incompatible avec le sceptre et le manteau impérial. A Tilsitt, Napoléon donne une croix de la Légion d’honneur à un grenadier